En avril 2024, plus de sept mois après le début de l'attaque génocidaire d'Israël contre Gaza, les secouristes palestiniens ont découvert plusieurs fosses communes à l'hôpital Nasser de Khan Younès et à l'hôpital Al-Shifa de la ville de Gaza, ce qui a attire l'attention des medias[1] La défense civile de Gaza a indiqué que près de 400 corps de femmes, d'hommes, d'enfants et de personnes âgées avaient été enterrés dans ces fosses. Les corps portaient les marques d'une violence genocidaire: certains ont été découverts nus, les mains attachées dans le dos, ce qui suggère qu'ils ont été victimes d'exécutions extrajudiciaires; d'autres corps étaient gravement mutilés, montrant des signes de torture, tandis que d'autres encore avaient des tubes médicaux attachés, ce qui indique que l'armée israélienne a également tué les blessés et les malades. Même des professionnels de la santé, encore vêtus de leur blouse, figuraient parmi les morts. Des rapports laissent penser que les troupes israéliennes pourraient avoir enterré certains Palestiniens vivants[2].
Après ces premières découverte en avril 2024, les secouristes palestiniens ont trouvé des charniers dans toute la bande de Gaza, en particulier autour des hôpitaux que l'armée israélienne avait assiégés et violemment attaqués[3]. Environ 140 charniers ont été identifiés depuis le 7 octobre 2023, contenant vraisemblablement les restes de milliers de victimes. Faute d'équipement médico-légal, il est difficile pour les équipes d'urgence d'enquêter sur ces fosses et de les documenter. En outre, au moment de la rédaction de cet article, on estime que 7 000 à 10 000 personnes sont portées disparues et on craint qu'elles soient ensevelies sous les décombres, les bombardements israéliens ayant transformé leurs immeubles d'habitation et leurs quartiers en véritables charniers[4]. Simultanément, les bulldozers israéliens ont détruit et profané de nombreux cimetières de Gaza ainsi que plusieurs cimetières de fortune créés partout par les Palestiniens depuis le début de l'assaut israélien. Les forces militaires israéliennes ont également utilisé des bulldozers pour démembrer et profaner les corps en détruisant et en submergeant les tombes qui se sont ainsi transformée en fosses communes.
Israël a nié tout acte répréhensible. En réponse aux accusations de violations aussi flagrantes dans les deux hôpitaux, le porte-parole militaire israélien a nié l'implication de l'armée, affirmant que les tombes avaient été "creusées par les habitants de Gaza il y a quelques mois"[5]. Dans une autre interview, le porte-parole a réitéré ce démenti et insisté sur le fait qu'il n'y avait pas lieu d’enquêter: “Nous n'enterrons pas les gens dans des fosses communes”[6]. Il n'a pas dit un mot sur les centaines de civils morts trouvés dans ces fosses, se concentrant d’évoquer ces fosses elles-mêmes tout en prétendant que l'armée n'était pas impliquée dans leur création.
Les pages qui suivent insistent sur l'importance de la découverte de ces charniers, sur ce qu'ils révèlent et pourquoi il est necessaire pour Israël de les dissimuler, de les détruire afin de nier leur existence. Après avoir abordé la signification et les implications juridiques ce cette affaire, notamment en ce qui concerne le génocide en cours, il est essentiel de replacer ces pratiques dans le cadre plus large du régime colonial israélien et de sa longue histoire d'abus et de profanation des corps des Palestiniens. Cet examen met en lumière les méthodes d'élimination qu'Israël a déployées pour dépouiller les Palestiniens de leur humanité. Même dans la mort, Israël a effacé leurs restes, leur identité et leur mémoire, leur refusant un enterrement digne et privant les familles de deuil et de la possibilité de pleurer leurs proches.
La signification juridique des charniers
Tout au long de l'histoire, les charniers ont servi de symboles durables de la longue liste de massacres, de nettoyages ethniques et de génocides perpétrés dans le monde, et ont donc eu une valeur probante significative[7]. Au cours des dernières décennies, l'excavation des sites funéraires a permis de retrouver des "disparus" en Amérique latine et des victimes de génocides au Rwanda, au Cambodge et en ex-Yougoslavie. Plus récemment, des charniers ont été découverts au Soudan, en République démocratique du Congo, en Ukraine et, et dernièrement à Gaza depuis le 7 octobre 2023.
D'un point de vue juridique, les fouilles de fosses communes peuvent contribuer à répondre à deux préoccupations majeures[8] : premièrement, elles permettent de déterminer si les personnes enterrées dans la fosse sont les victimes de disparitions forcées ou si elles sont mortes à la suite d'actes illégaux tels que des exécutions extrajudiciaires, des torture, des profanations de cadavres ou de famine. Dans ce contexte, les fosses communes sont considérées comme des scènes de crime, servant de preuves de probables violations flagrantes des droits de l'homme[9]. Deuxièmement, l'excavation de fosses communes soulève la question de savoir si les corps ont été enterrés légalement. Le droit international humanitaire, ainsi que le droit coutumier international applicable pendant les conflits armés, exigent que les morts soient ensevelis de manière respectueuse, conformément aux normes religieuses, et prévoient la prévention de la spoliation et de la mutilation des corps. Le non-respect de ces obligations est considéré comme un crime de guerre en vertu de l'article 8(xxi) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, et plus précisément comme un "outrage à la dignité de la personne, en particulier l'humiliation et les traitements dégradants", ce qui inclut le traitement dégradant des morts. Cette disposition est souvent violée par les forces armées qui utilisent des fosses communes.
En d'autres termes, les charniers sont souvent utilisés pour dissimuler les preuves de massacres et constituent fréquemment une indication de crimes contre l'humanité, en particulier dans les cas de genocide [10].
Définition des charniers
Malgré leur omniprésence dans le monde, les charniers ne sont pas définis par le droit international. Elles sont généralement considérées comme des structures funéraires contenant plusieurs corps, mais il n'existe pas de consensus juridique sur leurs caractéristiques spécifiques. Par exemple, en termes de nombre, certains spécialistes précisent qu'il faut au moins que six corps y soient enterrés, d'autres parlent vaguement d'un "certain nombre" ou d'un "grand nombre", et d'autres encore définissent les fosses communes comme celles qui contiennent plus d'un cadaver[11]. La rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, dans son rapport de 2020 sur les fosses communes, n'a pas précisé un seuil numérique pour définir une fosse commune. Toutefois, elle a reconnu l'importance des chiffres et a proposé d'établir une distinction entre les grands sites, contenant des centaines ou des milliers de corps, et les sites plus petits. Elle a souligné que cette distinction entre les fosses communes ne diminue pas l'importance des sites plus petits. Au contraire, le nombre des restes peut renvoyer à différentes considérations juridiques, politiques, logistiques et de commémoration. Les charniers à grande échelle, par exemple, peuvent suggérer une plus grande intensité des crimes d'État ou le ciblage systématique d'un groupe spécifique de personnes[12].
Le contexte de la création des charniers détermine également la manière dont ils doivent être définis et traités en vertu du droit international. Les fosses communes peuvent servir de lieu d'inhumation ou de dernière demeure dans des situations où il n'est pas possible de procéder à des inhumations individuelles, par exemple en cas de catastrophe naturelle ou de lutte contre une maladie. Dans ces cas exceptionnels, lorsque des mesures pratiques immédiates sont nécessaires, les corps peuvent être traités avec respect, soigneusement placés dans la tombe et les rites traditionnels peuvent encore être observés. Toutefois, dans la plupart des cas, les fosses communes sont associées à des activités violentes et criminelles et sont elles-mêmes la prevue de massacres dont l'existence pourrait être cruciale pour détecter d'éventuels crimes de guerre et crimes contre l'humanité[13].
Le Protocole de Bournemouth sur la protection des charniers, élaboré en 2020 par des experts de différentes disciplines, notamment des enquêteurs médico-légaux, des juges, des procureurs et des universitaires, vise à fournir des lignes directrices cohérentes pour aider à protéger les sites de charniers et à enquêter à leur sujet. Le protocole définit le charnier comme "un site ou une zone définie contenant une multitude (plus d'un) de restes humains enterrés, immergés ou dispersés en surface (y compris des restes squelettiques, mélangés et fragmentés), lorsque les circonstances entourant le décès et/ou la méthode d'élimination du corps justifient une enquête sur leur légalité"[14]. Le protocole limite donc la portée contextuelle des charniers à ceux qui résultent de violations flagrantes des droits de l'homme et de conflits, tout en excluant les sites funéraires utilisés pour enterrer des personnes décédées à la suite d'une catastrophe naturelle. La seule exception à cette dernière règle est lorsque la méthode d'inhumation a été pratiquée illégalement ou lorsqu'un certain nombre de migrants et/ou de personnes ayant fait l'objet d'une disparition forcée ont été tués et enterrés[15].
Selon le protocole de Bournemouth, la structure des tombes peut varier, allant des tombes créées par l'homme aux sites naturels tels que les mers et les rivières, en passant par des quasi-inhumations comme lorsque les cadavres sont dispersés à la surface d'un terrain. Les corps retrouvés éparpillés dans les rues de Bucha, en Ukraine, sont cités par ces experts comme des exemples potentiels de fosses communes en raison de la méthode illégale d'élimination des corps, en plus de l'homicide illegal[16]. Dans le même ordre d'idées, la destruction massive de villages, telle que décrite par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), dissimule souvent des fosses communes où des personnes ont été enterrées sous les décombres, souvent à l'intérieur de leur propre maison. Dans toute la Bosnie-Herzégovine, des villages entiers ont été anéantis par des incendies, des tirs d'artillerie et des démolitions[17].
Valeur probante
Les charniers, ainsi que les corps qui s'y trouvent, sont des “reservoirs” de preuves. Même si elles ne sont pas clairement définies dans le droit international, d'un point de vue juridique, les preuves qu'elles contiennent peuvent faciliter le droit des survivants à connaître la vérité et la responsabilité des auteurs de crimes. En effet, les fosses communes servent souvent d'archives des atrocités, et des fouilles minutieuses peuvent permettre de découvrir des preuves de crimes tels que des massacres et des exécutions extrajudiciaires.
Les fosses communes ont récemment joué un rôle essentiel dans les procès du TPIY, qui a reconnu Ratko Mladić et Radovan Karadžić coupables de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocide. En effet, les preuves médico-légales provenant des fosses communes - notamment les fouilles de la tombe de Tomasica en 2013 - ont permis de démontrer l'implication des forces armées dans le transfert forcé et l'élimination systématique de la population bosniaque musulmane de Srebrenica[18]. Les enquêtes du TPIY ont révélé que lors des campagnes de nettoyage ethnique, les auteurs ont également transporté des corps à partir de divers endroits et ont délibérément choisi des lieux d'inhumation spécifiques qui aideraient à dissimuler les crimes qu'ils avaient commis. Il s'agissait notamment de ruines, de décharges, de grottes ou de cimetières[19].
Compte tenu de leur valeur probante, tout effort visant à dissimuler ou à détruire les charniers compromet les enquêtes criminelles et les procédures judiciaires, et contribe à la falsification l'histoire.
Les charniers et la profanation des morts à Gaza
Dès la première semaine des attaques israéliennes, et avant l'invasion terrestre, l'armée israélienne a commis de nombreux massacres, utilisant de grosses bombes pour cibler sans discrimination les maisons, les tours résidentielles et les infrastructures civiles. Les hôpitaux ont eu du mal à traiter le nombre écrasant de blessés qui ont pu les atteindre, et les morgues n'ont pas pu accueillir l'afflux massif de cadavres. Face à la nécessité d'empêcher la propagation des maladies, la défense civile palestinienne n'a d'autre choix que d'enterrer les morts dans des fosses communes réparties dans toute la bande de Gaza surpeuplée[20].
Lorsque les forces israéliennes ont envahi la bande de Gaza le 27 octobre 2023, elles ont non seulement poursuivi et intensifié le massacre des Palestiniens, mais a également saisi l'occasion d'étendre leurs pratiques violentes aux morts. Si elles ont, avec des chars et des bulldozers, pris les morts pour cible, c’était pour atteindre deux objectifs principaux. Premièrement, alors que ses responsables politiques et militaires ont ouvertement exprimé leur intention genocidaire[21], Israël a reconnu l'importance de dissimuler les attaques meurtrières et les massacres aveugles qu'il perpètrait[22]. Les fosses communes et la disparition des corps sont donc devenues des outils importants dans son arsenal de dissimulation et de justifications fallacieuses. Deuxièmement, dans le cadre de la violence coloniale qu'il exerce depuis des décennies, Israël a continué à déshumaniser les Palestiniens en s'attaquant délibérément à la dignité des morts et de leurs familles. Il lui fallait donc s'efforce d'éliminer les dépouilles des Palestiniens tout en prolongeant les souffrances de leurs familles. Cela s’est traduit par l'interdiction des enterrements en bonne et due forme, l'utilisation de fosses communes, la destruction des cimetières, la profanation des corps, l'enlèvement et la rétention des cadavres.
Peu de temps après l'invasion terrestre, Israël a commencé à souiller les corps palestiniens. Des vidéos du premier raid israélien sur l'hôpital Al-Shifa en novembre 2023 ont été diffusées, montrant des soldats retirant des corps palestiniens d'une morgue improvisée et les entassant dans un camion militaire. Des témoins oculaires ont rapporté à l'époque que les soldats israéliens avaient emporté plus de 100 corps[23]. En décembre, des médias ont montré des soldats israéliens déterrant les cadavres enterrés par les Palestiniens dans des cimetières improvisés situés dans la cour de l'hôpital Kamal Adwan[24]. L'armée a également nivelé et détruit des cimetières existants, notamment le cimetière Al-Tuffah, à l'est de la ville de Gaza, et le cimetière Al-Batsh, improvise le 22 octobre 2023. Les forces israéliennes ont ont en même temps déterré des milliers de tombes et retiré des centaines de corps récemment enterrés, tout en recouvrant des tombes dans des monticules de terre. Les familles qui avaient enterré leurs proches dans ces cimetières ont signalé que les dépouilles avaient "disparu"[25]. Les quelques journalistes d'investigation présents sur le terrain ont décrit la destruction et le nivellement des cimetières et des sites funéraires, ainsi que l'enlèvement des corps, comme des pratiques délibérées et systématiques[26]. Au fil du temps, Israël a renvoyé des centaines de corps à Gaza dans un état indescriptible, beaucoup étant décomposés et non identifiables. Le prétexte de ces crimes est la recherche par Israël des restes des otages pris par le Hamas le 7 octobre 2023.
En plus de ces actes, les soldats israéliens ont pris pour cible et tué des Palestiniens qui fuyaient leurs maisons ou tentaient d'y retourner en empruntant des "routes sûres", et ils ont également empêché les familles d'accéder à certaines zones pour identifier les cadavres et enterrer leurs proches. Les corps des victimes ont été laissés en décomposition, éparpillés le long des routes, complètement à la merci des soldats qui décidaient de leur sort[27]. Plusieurs incidents documentés montrent des soldats israéliens à bord de chars et de bulldozers souillant les corps des Pamestiniens qu'ils avaient eux-mêmes tués, entassant du sable sur eux pour s'assurer que leur dernier lieu de sépulture reste inconnu. Deux vidéos largement diffusées, partagées sur les plateformes de médias sociaux et reprises par les principaux organes de presse, montrent des soldats utilisant des bulldozers militaires pour ramasser les corps des Palestiniens. Dans l'une des deux vidéos, on peut entendre un soldat chanter alors que plusieurs corps sont dégagés par un bulldozer[28]. La deuxième vidéo montre un bulldozer qui dégage deux corps et les enterre dans le sable de la plage, sans les marquer ni les identifier[29]. On peut supposer que les soldats israéliens à bord des bulldozers ont également traîné et enterré d'autres corps de la même manière.
Les attaques intensives et aveugles d'Israël sur Gaza se sont poursuivies et des quartiers entiers ont été réduits en ruines. Sur les 7 000 à 10 000 Palestiniens portés disparus, beaucoup ont probablement été enterrés sous les décombres[30]. Selon le protocole de Bournemouth, les corps ensevelis sous les décombres sont considérés comme enterrés dans des fosses communes. Ces corps se décomposent sous les restes de ce qui était autrefois leurs maisons, tandis qu'Israël poursuit ses bombardements intensifs et impose des restrictions à l'entrée des équipements indispensables à la population. Pendant ce temps, des milliers de cadavres se décomposent sans être enterrés dans la dignité, tandis que les preuves qu'ils pourraient incarner sont perdues à jamais.
Même si les milliers de tonnes de décombres et de débris constituent le plus grand charnier de Gaza, d'autres rapports, au cours des mois qui ont suivi, ont révélé la participation active de l'armée israélienne à l'ensevelissement de Palestiniens dans des charniers contenant des centaines de corps, comme on l'a vu dans les hôpitaux Nasser et Al-Shifa. Des vidéos ont montré des soldats israéliens utilisant des bulldozers pour transférer des corps, ce qui suggère que certains d’entre eux ont été déplacés vers des fosses communes, peut-être à la suite d'assassinats antérieurs. Les troupes israéliennes semblent avoir déterré des corps, les avoir déplacés et avoir supprimé ce qui permettrait de les d'identifier, et cela avant de les enterrer à nouveau dans de nouvelles fosses communes. Les familles qui avaient enterré leurs proches dans des tombes de fortune à proximité de l'hôpital sont revenues après le retrait des troupes israéliennes, pour découvrir que les corps avaient disparu [31].
Le déni des charniers
Le refus d'Israël de reconnaître l'existence des fosses communes n’est pas nouveau, et on se rappelle tels dénis en ce qui concerne les massacres du Cambodge, du Rwanda et de Srebrenica en Bosnie en 1995. En juillet de cette année-là, les forces serbes ont exécuté plus de 8 000 hommes et garçons bosniaques et déporté des milliers de femmes, d'enfants et de personnes âgées. Elles ont d'abord enterré tous les corps dans des fosses communes, avant d’exhumé un grand nombre à l'aide de bulldozers, dispersant les dépouilles dans divers’ sites funéraires afin de dissimuler davantage les preuves de leurs crimes [32]. Pendant et après les massacres, les auteurs ont continuellement trompé la communauté internationale sur les événements survenus dans l'enclave et aux alentours, et ont systématiquement dissimulé, détruit ou altérer les preuves de leurs crimes[33].
Il n'est donc pas surprenant qu'en réponse à la découverte des tombes des hôpitaux Nasser et Al-Shifa en avril 2024, le porte-parole israélien se soit attaché à nier le rôle de l'armée dans la creusement des fosses communes et n’a rien dit des centaines de civils qui y étaient enterrés. Pour faciliter la dissimulation, Israël persiste également à imposer un siège à Gaza, bloquant l'entrée des experts médico-légaux et des enquêteurs, tout en empêchant la collecte et la préservation des preuves. Ces mesures sont évidemment contraires au droit humanitaire international et à la décision de la Cour internationale de justice[34].
Le déni et la dissimulation des charniers par les États impliqués dans des atrocités prolongent toute une tradition culturelle de l'impunité. Les preuves de Srebrenica et les récentes découvertes dans les hôpitaux Nasser et Al-Shifa, ainsi que dans l'ensemble de la bande de Gaza, montrent à quel point les auteurs de ces crimes sont prêts à tout pour les dissimuler. Leurs dénégations contribuent à perpétuer le cycle de la violence génocidaire.
Des abus de longue date à l’égard des morts palestiniens
Les fosses communes ont toujours été utilisées pour dissimuler des crimes et pour créer et maintenir l'illusion qu'il n'y a pas lieu d'enquêter, ni d’obligation de rendre des comptes. Cependant, dans le cas d'Israël, les charniers, les massacres qui les ont précédés et la profanation des cadavres visent en outre à effacer la la longue histoire des Palestiniens. Le massacre génocidaire en cours à Gaza n'est pas le premièr cas de recours par les forces israéliennes aux charniers et à d'autres agissements pour profaner les morts tout en exerçant une violence impitoyable à l'encontre des vivants. L'usage de fosses communes par Israël est indissociable des expulsions massives et des massacres de la Nakba en 1948. Des fosses communes contenant les restes de Palestiniens et d'autres Arabes massacrés par les milices et les forces militaires sionistes depuis 1948 continuent d'être découvertes aujourd'hui dans des endroits tels que des parkings de plage, des stations touristiques, des villages détruits et d'anciens cimetières[35]. Il n'est donc pas exagéré de suggérer que l'on peut marcher par inadvertance sur une fosse commune n'importe où en Israël.
Après le massacre de Tantura en mai 1948, au cours duquel les milices sionistes ont tué au moins 200 villageois palestiniens non armés, le village a été systématiquement détruit de façon à ce qu’il ne reste nulle trace de son existence. Une lettre datée du 9 juin 1948, écrite par un commandant israélien, montre clairement l’intention de dissimuler le crime: "Hier, j'ai vérifié la fosse commune dans le cimetière de Tantura. J'ai trouvé que tout était en ordre". Il assure qu'aucune trace des cadavres n'était laisse[36]. Les tentatives de dissimulation des preuves de ces crimes se sont poursuivies pendant des décennies. En 2000, un chercheur israélien qui avait présenté des preuves du massacre a été poursuivi pour diffamation par des anciens combattants impliqués dans le massacre et la destruction du village, ce qui a conduit au retrait de ses conclusions de la bibliothèque de son université[37]. En 2023, cependant, de nouvelles enquêtes médico-légales ont révélé la demolition de quatre cimetières sur le territoire du village. Elles ont également permis d'identifier deux fosses communes contenant les restes d'habitants de Tantura exécutés par les forces sionistes, ainsi que deux autres sites potentiels d'exécution et d'inhumation[38].
Alors que la Nakba devrait être conçue comme une partie intégrante d’un processus colonial, plutôt que comme un événement isolé, il n'est pas surprenant qu'au cours des soixante-seize dernières années, les forces sionistes aient continué à tuer et à dissimuler leurs crimes en les enterrant dans des fosses communes. Les forces de sécurité israéliennes ont brûlé des corps, creusé des tombes - parfois en contraignant les Palestiniens eux-mêmes à le faire, comme dans le cas du massacre de Kafr Qassem en 1956[39]. Elles ont utilisé des bulldozers pour profaner les corps. Même lorsque les massacres ont été exécutés par des mandataires d'Israël, comme le massacre de Sabra et Chatila au Liban en 1982, Israël a fourni les machines qui ont creusé les fosses dans lesquels des centaines de corps ont été jetés[40]. L'armée israélienne a eu recours à des méthodes similaires lors des attaques contre le camp de réfugiés de Jénine en 2002. Après avoir commis son crime, elle a refusé aux familles des victims la possibilité de les enterrer, avec le dessein de les enfouir dans des fosses communes[41].
Comme dans le cas de la campagne militaire génocidaire en cours à Gaza, les morts palestiniens ont souvent été pris pour cible de diverses manières. Cela inclut la destruction de cimetières, comme à Tantura en 1948, et des tentatives plus récentes contre le cimetière Al-Qassam à Haïfa[42] et le cimetière Al-Yousufiyya à Jérusalem en 2021[43]. Le ciblage des corps est également démontré par la création par Israël à la fin des années 1960, , au sein de zones militaires fermées et secretes, des "cimetières des morts ennemis". C’étaient des Palestiniens (et d'autres Arabes) tués par Israêl et dony il a refuse de rendre les restes à leurs familles. Ces sites, connus des Palestiniens sous le nom de "cimetières de numéros", ne contiennent pas de pierres tombales, mais plutôt des barres de fer portant des numéros qui ne permettent pas d'identifier les morts[44]. Il a été révélé par la suite que les corps étaient enterrés en une seule ligne, séparés uniquement par d'étroites tranchées qui se sont finalement effondrées, submergeant effectivement les tombes individuelles et les transformant en une fosse commune[45]. Ces pratiques indiquent que les corps ont été enterrés de façon à rompre définitivement tout lien entre les morts et leurs familles en deuil.
Le confinement des corps palestiniens au Centre national de médecine légale d'Israël (Abu Kabir) est une autre pratique persistante. Les corps des Palestiniens tués par les forces israéliennes sont conservés dans des congélateurs et ne sont rendus à leurs familles que dans des conditions strictes, concernant généralement l'organisation des funérailles. Souvent congelés et presque méconnaissables, les corps sont restitués sans que les familles aient la possibilité de les examiner avant l'enterrement ou de procéder aux rituels funéraires traditionnels[46].
Ce mépris systémique de la dignité palestinienne est encore institutionnalisé par des politiques qui se serve des corps comme des instruments de pression. Depuis le 1er janvier 2017, le gouvernement a adopté une "politique uniforme" pour le traitement des cadavres de Palestiniens, les utilisant explicitement comme "monnaie d'échange". Cette politique, qui ne fait que formaliser une pratique non écrite de longue date, a reçu l'approbation de la Cour suprême israélienne, autorisant ainsi l'armée à traiter les cadavres palestiniens comme des "otages". Elle permettait également à l'armée de recourir à des méthodes très dégradantes telles que la collecte des cadavres par des bulldozers[47], les souillant et les profanant[48], ou leur exhumation de leurs tombes - des actions qui sont largement évidentes à Gaza aujourd'hui.
Exhumer les injustices
Les charniers ont toujours été synonymes de cruauté et de souffrance humaine. Ils sont indissociables de la violence exercée par l'armée israélienne contre les Palestiniens depuis 1948. Israël a délibérément et systématiquement utilisé les fosses communes pour dissimuler et détruire les preuves susceptibles de révéler la nature et l'ampleur de ses crimes. Ces fosses dissimulent littéralement les corps et légalement les crimes, ce qui permet à Israël de nier les massacres, de manipuler le nombre de morts, de contourner les causes des décès et d'effacer les identités de ceux qu'il a tués. Ces stratégies sont pleinement utilisées dans le cadre de l'attaque génocidaire qu'Israël mène actuellement contre Gaza.
Le point crucial est que ces pratiques font partie intégrante du régime colonial israélien. Depuis la création de l'État, Israël cherche à déplacer et à remplacer la population palestinienne autochtone. Ainsi, le fait de dépouiller les cadavres palestiniens de leur dignité et de les priver, ainsi que leurs familles, de leur humanité, alimente les processus de racialisation et de déshumanisation de tout un peuple[49]. Cela se réalise, entre autres pragtiques, en profanant les corps palestiniens, en les prenant en otage, en les privant d’une sépulture convenable et en refusant aux familles la possibilité de faire leur deuil. Dans toute la Palestine historique, les corps des Palestiniens restent sans protection, soumis à une violence coloniale permanente. À Gaza, l'utilisation par Israël de fosses communes, la profanation des cadavres, la destruction des lieux de sépulture et l'interdiction d'accès aux équipes d'enquête médico-légale sont autant de décisions calculées pour dissimuler les preuves qui pourraient être utilisées pour demander des comptes aux auteurs des crimes.
[1] "Mass graves in Gaza show victims' hands were tied, says UN rights office", UN, 23 avril 2024.
[2] Découverte de 392 cadavres à proximité de l’hôpital Nasser à Khan Younès, et certains enterrés vivants, Al Jazeera, 25 avril 2024.
[3] Gaza's mass graves: Is the truth being uncovered, Al-Jazeera, 11 mai 2024.
[4] 10 000 personnes craignent d'être enterrées sous les décombres à Gaza, ONU, 2 mai 2024; Israël et les territoires occupés: Key Facts and Figures from 7 October 2023 to 31 March 2024, Comité international de la Croix-Rouge, 8 avril 2024.
[5] Zeena Saifi, Abeer Salman et Ibrahim Dahman: Almost 400 bodies have been found in mass grave in Gaza hospital, says Palestinian Civil Defense, CNN, 25 avril 2024.
[6] Israel rebukes US calls for investigation into mass graves in Gaza, Politico, 26 avril 2024.
[7] Agnès Callamard, Rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l'homme sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Rapport sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, A/75/384, 12 octobre 2020 (ci-après: Rapport de la Rapporteuse spéciale).
[8] Melanie Klinkner, Ellie Smith et Jonathan Whittle, Qu'est-ce qu'un charnier? Pourquoi protéger les charniers? How to Protect Mass Graves, OpinioJuris, 11 juillet 2022
[9] Rapport du Rapporteur spécial, paragraphe 26.
[10] Rapport du Rapporteur spécial, paragraphe 52.
[11] Janet Kay et Istvan Koncz, Archaeological Approaches to Multiple Burials and Mass Graves in Early Medieval Europe, Medieval Archaeology 67:1 (2003), 119.
[12] Rapport du rapporteur spécial, paragraphe 17.
[13] Rapport du rapporteur spécial, paragraphe 8.
[14] Le Protocole de Bournemouth sur la protection et l'investigation des charniers, Université de Bournemouth, 9 décembre 2020, p. 4. 17.
[15] Academic Commentary to the Bournemouth Protocol on Mass Graves Protection and Investigation, Université de Bournmouth, 25 août 2021, p. 5.
[16] Melanie Klinkner, Ellie Smith et Jonathan Whittle, What Is a Mass Grave? Pourquoi protéger les charniers? Comment protéger les charniers? OpinioJuris, 11 juillet 2022.
[17] L'enquête menée par le TPIY en 1999, par exemple, a permis de découvrir une série de tombes détruites à Kevljani, un village situé au nord-ouest de la Bosnie. Ian Hanson, Mass Grave: The Forensic Investigation of the Deaths, Destruction and Deletion of Communities and their Heritage, The Historic Environment: Policy and Practice 14:3, 359-401 (2023), p. 367.
[18] Melanie Klinkner, Karadžić's Guilty Verdict and Forensic Evidence from Bosnia's Mass Graves, Sci Justic 56(6) : 498-504 (2016).
[19] Ian Hanson, p. 368.
[20] Les mots ne peuvent pas décrire cela: Another Mass Grave in Gaza - PHOTOS, Palestine Chronicle, 15 octobre 2023.
[21] Cour internationale de justice, Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), Requête introductive d'instance, 28 décembre 2023.
[22] Nicola Perugini et Neve Gordon, Medical Lawfare: The Nakba and Israel's Attacks on Palestinian Healthcare, Journal of Palestine Studies, 1-24 (2024).
[23] Guerre contre Gaza: Video emerges of Israeli soldiers seizing Palestinian bodies from Al-Shifa Hospital (youtube.com), Al-Jazeera, 21 mai 2024.
[24] Abeer Salman and Kareem Khadder, Doctors accuse Israeli troops of desecrating bodies and shooting civilians at hospital Israel says was Hamas 'command center', CNN, 23 décembre 2023.
[25] L'armée israélienne profane des centaines de tombes dans la bande de Gaza, vole des cadavres, Euro-Med Human Rights Monitor, 7 janvier 2024.
[26] Jeremy Diamond, Muhammad Darwish, Abeer Salman, Benjamin Brown et Gianluca Mezzofiore, At least, 16 cemeteries in Gaza have been desecrated by Israeli forces, satellite imagery and videos reveal, CNN, 20 janvier 2024.
[27] Dead bodies strewn on streets of besieged Gaza City, Middle East Eye, 6 décembre 2023; Jake Horton, Merlyn Thomas & Daniele Palumbo, Israel-Gaza war: Dead bodies and tanks on road south as people flee, BBC, 9 novembre 2023;
[28] Tractor bulldozing bodies, while a woman singing in Hebrew 'Rubbish needs to spill out', Middle East Monitor, 31 mars 2024.
[29] Israeli soldiers shoot and kill two unarmed Palestinian men in Gaza: Video, Al Jazeera, 28 mars 2024; Israel Admits Killing 2 Palestinians and Then Burying Them with a Bulldozer after Shocking Video Surfaces, CNN, 30 mars 2024.
[30] 10 000 personnes craignent d'être ensevelies sous les décombres à Gaza, ONU, 2 mai 2024; Israël et les territoires occupés: Faits et chiffres clés du 7 octobre 2023 au 31 mars 2024, Comité international de la Croix-Rouge, 8 avril 2024.
[31] Zeena Saifi, Abeer Salman et Ibrahim Dahman, Almost 400 bodies have been found in mass grave in Gaza hospital, says Palestinian Civil Defense, CNN, 25 avril 2024; Abeer Salman, Ibrahim Dahman et Tim Lister, Khan Younis : More than 300 bodies found in mass grave at Gaza hospital, says Gaza Civil Defense, CNN, 23 avril 2024.
[32] Thousands gather to mark Srebrenica massacre and bury victims, Daily Echo, 11 juillet 2022.
[33] Monica Hanson Green, Srebrenica Genocide Denial Report, Srebrenica Memorial, mai 2020.
[34] par Noam Lubell, Jelena Pejic et Claire Simmons, Guidelines on Investigating Violations of International Humanitarian Law : Law, Policy and Good Practice, Just Security, 16 septembre 2019 ; Cour internationale de justice, Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), Ordonnance du 24 mai 2024.
[35] Paul Milligan, Mass Grave Uncovered Containing Dozens of Palestinians Killed in 1948 War That Founded Israel, Daily Mail Online, 31 mai 2013 ; Mass Grave Found in Tel Aviv, Al-Jazeera, 3 juin 2013 ; Palestinian Victims of 1948 War Found in Mass Grave, Al-Arabiya English, 20 mai 2020 ; Adam Raz, Revealed : Dozens of Egyptian Commandos Are Buried Under an Israeli Tourist Attraction, 8 juillet 2022 ; Human Rights Council discusses human rights in occupied Arab territories, concludes dialogue with Gaza Fact-finding Mission, UN The Question of Palestine, 29 septembre 2009 ; Ofer Aderet, Testimonies from the Censored Deir Yassin Massacre : "They Piled Bodies and Burned Them", Haaretz, 16 juillet 2017.
[36] Adam Raz, There's a Mass Palestinian Grave at a Popular Israeli Beach, Veterans Confess, Haaretz, 17 mars 2023.
[37] Ben Kenigsberg, 'Tantura' Review: Unearthing the Past, The New York Times, 1er décembre 2022.
[38] Forensic Architecture, Executions and Mass Graves in Tantura, 23 mai 2023.
[39] Nora Barrows-Friedman, We'll Never Forget October 1956 Massacre, Say Palestinians in Israel, The Electronic Intifada, 29 octobre 2013.
[40] Encyclopédie interactive de la question palestinienne, Sabra et Shatila, 16-18 septembre 1982: A Massacre by Proxy, 22 novembre 2023 ; Leila Shahid, The Sabra and Shatila Massacres : Eye-Witness Reports, Journal of Palestine Studies, 32:1, 36-58 (2002), 44.
[41] Adalah, Petitions Filed by Adalah and LAW to the Supreme Court of Israel April-May 2002 (2002).
[42] Yoav Haifawi, The long battle to save the largest Palestinian cemetery in Haifa, Mondoweiss, 7 Janurary 2022.
[43] Palestinians vow to defend graves in Jerusalem cemetery | Israel-Palestine conflict | Al Jazeera.
[44] JLAC, We Have Names and we have a Homeland. The National Campaign to Retrieve War Victims and Unravel the Fate of those Missing (2013).
[45] ibid.
[46] Chloé Benoist, 'No humanity in it’: Palestinians wait for Israel to release loved ones' bodies, Middle East Eye, 23 mars 2018.
[47] Youssi Gurvitz, Video: Israeli bulldozer and tank invade Gaza to take bodies of two Palestinians killed by IDF, Mondoweiss, 23 février 2020.
[48] Anadolu English, Israeli Soldiers Darg the Blood-Covered Body of a Palestinian they Killed in the Occupied West Bank, 3 juin 2024.
[49] Nadera Shalhoub-Kevorkian, Necropenology: conquering new bodies, psychics, and territories of death in East Jerusalem, Identities, 27:3, 285-301 (2020).