Selon les évaluations israéliennes, le « Déluge d’Al-Aqsa était une opération complexe et multidimensionnelle. La décision de la mener n’a pas été prise dans l’urgence ; elle a été étudiée, discutée, planifiée pendant des mois, voire plus[1]. Il est intéressant de noter que la résistance palestinienne à Gaza, en particulier les Brigades Al-Qassam, n'a rien révélé sur sa planification et son exécution, qui représentent un saut qualitatif à tous égards, mais il est clair qu’elle n'a lancé l'opération du 7 octobre qu'après avoir développé ses capacités militaires et ses performances opérationnelles.
L'attaque du 7 octobre a ébranlé la doctrine militaire israélienne au point d'être décrite comme un tremblement de terre stratégique qui a terni l'image de l'armée israélienne. Trois des quatre éléments de base de cette doctrine ont échoué : l'alerte, la dissuasion et la défense. Le quatrième, la victoire finale dépend de l'issue de la guerre.
L'échec militaire israélien face au Déluge d’Al-Aqsa s'est produit aux trois niveaux suivants : le commandement, le renseignement et les opérations.
L’alerte - Échec du renseignement
L'échec du complexe d'alerte et de détection se manifeste à plusieurs niveaux : le renseignement humain, la dépendance excessive à l'égard de la technologie, la coordination entre plusieurs unités et l'évaluation des informations.
L'échec du renseignement humain a été mis en évidence par l'absence d'informations sur la planification de cette opération, dont on pense qu'elle était en cours d'élaboration depuis longtemps. Israël ne disposait en fait d'aucun renseignement sur l'opération, à part ceux des réseaux sociaux civils, qui ont constitué la seule sonnette d'alarme dont disposait le système de sécurité au moment où l'attaque a commencé. La dépendance excessive à l'égard de la technologie peut avoir été l'une des causes de l'échec de ce système. Celui-ci a également échoué parce qu'il s'est trop appuyé sur le SIGINT (Signals Intelligence) impliquant l'internet, les téléphones et les réseaux, sous la direction de l'unité 8200, et qu'il a sous-estimé la capacité du Hamas à maintenir le secret pendant deux ans avant de lancer une opération militaire de grande envergure sans utiliser de signaux électroniques[2].
La foi obsessionnelle dans le potentiel de l'intelligence artificielle est au cœur de l'incapacité de l'Unité 8200 à anticiper l'attaque du Hamas. Il est largement admis que l'Unité 8200 avait auparavant décrit avec précision l'attaque à venir, avec tous les détails nécessaires pour la contrecarrer, sauf la date exacte de son exécution, mais le dispositif d'alerte rouge basé sur un système centralisé géré par des super algorithmes (un système très sophistiqué en théorie) était en pratique insuffisant : ses algorithmes n'avaient aucune précision dans le déchiffrement des messages en langue arabe.
Il est possible que les informations provenant des unités de « renseignement tactique » (l'unité de surveillance et de collecte d'informations) ne soient pas parvenues au département de recherche du renseignement militaire et qu'elles soient restées confinées dans le champ d'action de l'unité concernée. Ce qui dénote une carence organisationnelle, ainsi qu'un manque de coordination avec les unités opérationnelles[3]. Les rapports indiquent que les services de renseignement ont publié des documents plus ou moins précises sur le renforcement des capacités du Hamas et sur ses mouvements et manœuvres militaires, mais que personne n'a tenu compte de leurs avertissements.
L'échec des deux services de renseignement, AMAN et Shin Bet, ne se limite pas à l'absence d’une mise en garde à propos de dangers imminents. C’est aussi un échec dans l’élaboration d’une vision stratégique globale fondée sur leurs propres évaluations selon lesquelles le Hamas est un ennemi redoutable. Ce qui explique en partie l'absence de préparatifs militaires à la bordure de la bande de Gaza : aucun scénario d'une attaque terrestre soudaine et massive par plusieurs milliers de combattants d'élite n'a été imaginé, bien que la protection des frontières soit l'une des questions qui ont préoccupé l'état-major général au cours des dernières décennies. Il y a exactement trois ans, en octobre 2020, Herzi Halevi a publié un article intitulé « Défense multidimensionnelle », simulant une opération similaire au « Déluge d'Al-Aqsa », mais il était obnubilé par les tunnels du Hezbollah au Liban et par les déclarations de ses dirigeants sur une éventuelle occupation de la Galilée[4]. Il est intéressant de noter que le Hamas connaissait bien les évaluations israéliennes et qu’il a tenu compte de la faiblesse inhérente d'Israël en tant que « puissance satisfaite »[5] qui interprète la réalité d'une manière qui lui convient, le statu quo lui permettant de rester dans sa « zone de confort » sans exiger le moindre changement.
L'attaque du 7 octobre a mis en évidence la fragilité de la stratégie de dissuasion technologique d'Israël : en utilisant des tactiques relativement simples, les combattants du Hamas ont pu percer la clôture électronique et perturber son infrastructure, ce qui a considérablement terni l'image qu'Israël s'est forgée au fil des ans, celle d'un État impénétrable, technologiquement supérieur et inébranlable.
D'autre part, le Hamas a été en mesure d’évaluer avec justesse le dispositif de défense de la clôture de Gaza, ce qui lui a permis de neutraliser le système d’alarme. Il a prouvé également sa capacité de reconnaissance à l’intérieur d’Israël, et il a pu ainsi frapper des positions militaires, des avant-postes et des colonies frontalières.
L'attaque du Hamas était fondée sur des informations publiques, qui ne peuvent en tout cas être considérées comme « secrètes », mais qui sont quand même très précieuses. Outre les informations militaires, il s’est servi de documents à caractère civil, administratif ou même privé, y compris les cartes géographiques disponibles, pour opérer efficacement dans les colonies[6].
La guerre asymétrique impose à la partie la plus faible du conflit d’utilise des tactiques non conventionnelles fondées sur la flexibilité et l'adaptation, ce qui lui permet de modifier sa stratégie en fonction des conditions de la confrontation. Dans l'opération « Déluge d’Al-Aqsa », en particulier, l'éventail des tactiques irrégulières a culminé dans une attaque conventionnelle, avec des unités d'élite ayant reçu un entraînement de haut niveau, pour percer la barrière de fer. Attaque surprise qui visait à provoquer un choc à la fois politique et militaire.
La guerre asymétrique a forcé Hamas à adopter l'attaque comme option tactique et la défense comme option stratégique. Lors de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » en particulier, le Hamas a combiné la dissimulation stratégique avec deux surprises, l’une tactique, l’autre stratégique.
En ce qui concerne la dissimulation stratégique, les dirigeants militaires et politiques d'Israël s’appuyaient sur les estimations des services de renseignement selon lesquelles le Hamas n'avait pas été en mesure d'obtenir le moindre succès lors des précédents cycles d'escalade, et sa non-participation aux deux derniers cycles aux côtés du Jihad islamique était considérée comme une « preuve » de sa relative modération.
La plus grande surprise tactique a été l'utilisation de tunnels près de la barrière frontalière, ce qui a empêché les Israéliens de détecter à temps le mouvement de la force attaquante. Tout aussi important, le Hamas a réussi à perturber les systèmes de détection, de tir automatique et de communication à la frontière, à l'aide de drones commerciaux qui ont largué des engins explosifs.
En termes de surprise stratégique, le Hamas a réussi à garder le secret jusqu’à la dernière minute, que ce soit en évitant les fuites ou en déguisant ses préparatifs en manœuvres ou en prélude de nouvelles « marches du retour ».
La dissuasion
La stratégie de dissuasion d'Israël a échoué sur le fond, d’une part en ne comprenant pas l'état d'esprit de ses adversaires, et en acceptant le statu quo d'autre part. En outre, la dissuasion israélienne n'a pas réussi à convaincre lesdits adversaires que les dommages qu'ils subiront en attaquant Israël seront bien plus importants que les bénéfices qu'ils estiment pouvoir en tirer.
Sur le plan militaire, au cours des multiples confrontations précédentes, Israël n'a pas été en mesure de rétablir sa capacité de dissuasion, alors que les factions palestiniennes ont conservé leur disposition à attaquer des cibles à l'intérieur d'Israël et à tenir leur position.
L'échec de la dissuasion punitive par des cycles d'escalade et une confrontation limitée avec le Hamas a conduit à l'échec de la dissuasion stratégique cumulative, qui repose sur le concept d'endiguement et sur le maintien du conflit avec le Hamas et des autres factions de la résistance palestinienne à un faible niveau de tension. La stratégie d'endiguement n'a pas seulement échoué à stopper l'amélioration des capacités du Hamas, mais a provoqué aussi une cécité stratégique chez les dirigeants israéliens.
Dans cette guerre en particulier, les chercheurs israéliens estiment que les retraits de Gaza, à commencer par le retrait de cinq brigades le 31 décembre 2023, n'ont pas contribué à restaurer l'image dissuasive d’Israël, bien qu'ils aient été décrits comme une décision tactique visant à revigorer ces brigades et à préparer une opération de grande envergure à Rafah[7].
Dans un contexte connexe, l'érosion de la dissuasion stratégique s'est également manifestée dans la gestion de l'environnement stratégique hostile représenté par l'Iran et ses alliés.
Bien que cette stratégie présente de nombreux avantages pour la sécurité d'Israël, le prestige qu’en tire Israël peut avoir des conséquences négatives. Premièrement, la confiance excessive dans l'efficacité de la dissuasion a joué un rôle crucial dans la détérioration des relations avec les Palestiniens, en les poussant dans leurs retranchements et en exacerbant la répression. Deuxièmement, le prestige de la dissuasion a créé l'illusion qu’elle apportait une solution à tous les problèmes d'Israël, qu’il pouvait accorder moins d'importance aux menaces du Hamas et qu'il n'est pas nécessaire de parvenir à un règlement avec les Palestiniens.
La bataille décisive
La bataille décisive reste une composante essentielle de la doctrine israélienne en matière de sécurité, bien qu'Israël l’ait abandonnée au profit de la dissuasion après la guerre de 2006 au Liban.
Le passage d’une guerre conventionnelle à une guerre non conventionnelle a contribué à faire reconsidérer le concept de « décision ». Il ne s'agit pas là d'une armée régulière avec un commandement centralisé et des troupes stationnées dans des lieux précis et qui sont susceptibles de recevoir un coup « décisif », mais de brigades dispersés qu'il est difficile de cibler et d'éradiquer complètement en un seul coup.
Dans la guerre contre Gaza en général, et dans sa « troisième phase » en particulier, les dirigeants israéliens, politiques et militaires, ont insisté sur leur volonté de poursuivre la guerre jusqu’à l'élimination totale du Hamas. La réalisation de cet objectif est considérée par eux comme une victoire définitive sur la résistance à Gaza. À l'avenir, étant donné qu’il est pratiquement impossible d’éliminer complétement des mouvements de résistance décentralisées, il faudrait peut-être se contenter du concept de « victoire suffisante », c’est-à-dire avoir réussi à affaiblir sérieusement les mouvements de fédayin (et à se rassurer pendant un certain temps sur le plan sécuritaire), sans pour autant les avoir éradiqués.
Peut-être faudra-t-il aussi remplacer la notion de « destruction des capacités militaires de l’ennemi », fort difficile à atteindre, par celle de « contraindre l’ennemi à changer son modus operandi », ce qui nécessite de la part d’Israël une concentration des efforts du renseignement sur l'accumulation des capacités de l'ennemi, non sur ses intentions, et de développer l’aptitude de l’armée israélienne à réagir rapidement.
La défense
Beaucoup d’analystes en Israël pensent que l’engouement pour la défense - et le fait que la composante défensive de la doctrine sécuritaire ait réussi jusqu'au 7 octobre – ont oblitéré l'esprit combatif de l’armée et empêché les dirigeants politiques de rechercher une « vraie solution » à la menace venant de Gaza, les laissant croire en l’absolue efficacité de la couverture de sécurité fournie par le Dôme de Fer[8].
Selon les données disponibles, la « défense » de la frontière de Gaza repose sur une combinaison d'obstacles physiques en surface, d’un système d'alarmes et de communications reliées à des centres de commandement et à des forces armées campées à l’intérieur du pays. Cependant, les barrières physiques à la frontière de Gaza ont été conçues comme un outil défensif pour repousser des raids de commandos. En cas d'attaque massive, la réponse n'est pas d'augmenter l'épaisseur ou la sophistication technologique de la barrière, mais de consolider la clôture avec des forces militaires, cela évidemment à condition d'être prévenu suffisamment à l'avance.
D'un point de vue opérationnel, l'armée n'était pas préparée à la défense : le scénario d'une attaque massive n'a été inclus dans aucun plan opérationnel prévoyant, au minimum, une deuxième ligne de défense, au cas où la première serait enfoncée, et une force de réserve pour soutenir les efforts d’endiguement ou de contre-attaque. En d'autres termes, le système de défense ne comprenait aucune des composantes de la défense en profondeur, et c’est pourquoi la brèche de la première ligne a permis aux attaquants d’avancer presque sans entrave. De même, la répartition réelle des forces et le déploiement des réservistes (principalement dans l’aviation) ne correspondaient à aucun scénario, et il est également clair que l'armée ne s’était pas entrainée pour affronter un tel scénario.
Il est certain qu’après la guerre, les points fondamentaux de la doctrine israélienne de sécurité seront discutés, en particulier la nécessité de recourir à la guerre préventive, et peut-être de restructurer l'armée pour en faire « une armée du peuple », et de réviser son mode de recrutement. Rappelons que les plans précédents (Tiffin 2012) étaient basés sur la supériorité qualitative et technologique au détriment des forces terrestres dont l'état de préparation au combat a baissé. Il paraît également nécessaire de redéfinir les priorités, en combinant la dissuasion et la guerre « décisive », associées éventuellement à d'autres éléments tels que la prévention et l’enraiement[9].
Conclusion
Le commandant de la marine américaine avait prédit l'attaque de Pearl Harbor trois ans avant qu'elle ne se produise, mais les prédictions sont inutiles si elles ne sont pas confirmées par le renseignement et suivies par une préparation militaire capable d’enrayer cette attaque. Israël s'efforce d'attribuer son échec au laxisme, négligence ou indifférence, plutôt qu'à une grave défaillance de ses services de renseignement.
[1] Ronen Bergman, « The Oct. 7 Warning That Israel Ignored », The New York Times, podcasts, 4/12/2023.
[2] Ariel Feitman, « Former Shin Bet chief reveals : We warned the political level all along », Globes, 27/10/2023 (en hébreu) ;
Uzi Roubini, « L'armée israélienne et le concept de sécurité d'Israël ont-ils trop misé sur l'innovation et la technologie au détriment des principes militaires fondamentaux ? », Jerusalem Strategy and Security Centre, 02/11/2023 (en hébreu).
[3] « L'enquête choquante de Ben Kesbitt : Le plus grand échec en matière de sécurité depuis la création de l'État", Maariv, 25 février 2024 (en hébreu).
[4] Hertziehlevi, « Multidimensional Defence », IDF Journal of Battlefield Art (en hébreu).
[5] L'un des termes des concepts des relations internationales, qui décrit le comportement des États après les guerres.
[6] Netanel Flamer & Lieut. Col. (ret.) Erez Magen, « The “Unclassified Secret” », BESA Centre Perspectives, Paper No. 2,238, 26/11/2023.
[7] Moshe Elad, « Is the IDF losing deterrence by pulling out of Gaza ? », Jerusalem Post, 10/04/2024.
[8] Aidan Erez, « Engineer from the Iron Dome development team explains why you should rejoice when you hear a big bang », Globes. 6/10/2023 (en hébreu) ;
Kelman Libeskind, « With Iron Dome, the State of Israel has lost the will to win », Maariv, 25/5/2023 (en hébreu).
[9] Shay Shabtai, « How Will the Swords of Iron War Change Israel's National Security Strategy and Doctrine ? », BESA Centre Perspectives, No. 2,252, 9/1/2024.