Au cours des trois dernières années, la Cisjordanie a connu une escalade perceptible de la protestation et de la résistance aux opérations de colonisation, d’annexion et de judaïsation auxquelles se livrent les forces d'occupation et les milices coloniales fascistes. Ainsi, malgré toutes les tentatives pour geler la confrontation et marginaliser la cause palestinienne, le conflit israélo-palestinien a connu un embrasement aussi bien politique que sécuritaire. L’État occupant s’est placé dans une optique d’agression politique dont le mot d’ordre était l’éradication des droits légitimes des Palestiniens. D’où ces mentions dans le programme du gouvernement Netanyahou-Ben-Gvir : « Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur toutes les parties du territoire d’Israël », et aussi « le gouvernement s'engage à encourager et à développer la colonisation dans toutes les partie du territoire d’Israël – en Galilée, au Néguev, dans le Golan, en Judée et en Samarie (c’est-à-dire en Cisjordanie occupée). »[1]
Le « marché du siècle » que le gouvernement Netanyahou a élaboré avec la participation de l’administration Trump visait à instituer une sorte de colonisation légalisée, avec Jérusalem unifiée comme « capitale d’Israël », cependant que l’on tirait un trait pur et simple sur le problème des réfugiés. Le gouvernement de l’état occupant souhaitait ainsi parfaire définitivement son contrôle sur la Cisjordanie via l’annexion de plus de 60% de sa superficie, territoires regroupés dans la « zone C », afin de réduire encore le peu de substance qui reste à l'état palestinien, et de compromettre toute solution politique permettant à la Palestine de se renforcer territorialement. Ehud Olmert, ancien Premier ministre israélien, a déclaré que l’objectif ultime du gouvernements Netanyahou et du duo d’extrémistes Ben-Gvir et Smotrich était de dépouiller la Cisjordanie de ses habitants palestiniens, en vidant le mont du Temple des fidèles qui viennent y prier, et d'en annexer les territoires.[2] Pour mettre en œuvre cette volonté d’appropriation de la Cisjordanie, le gouvernement y a dépêché, deux jours seulement avant le 7 octobre, deux compagnies de commandos de l’armée israélienne précédemment cantonnées à la frontière de Gaza, et les a déployées à Hawara et aux portes de la ville de Naplouse.[3]
L’impuissance de l’Autorité palestinienne
Face aux représailles israéliennes, tant l’Autorité palestinienne que le mouvement Hamas ont continué à opposer le discours traditionnel et à adopter des politiques qui n’avaient aucune traduction positive sur le terrain, comme par exemple déposer des plaintes à la Cour de justice ou à la Cour pénale internationale, ou demander à l’Administration américaine, à l’Union européenne ou aux Nations Unies d’intervenir ou d’adopter des résolutions. Cette stratégie n’a pas réussi à faire cesser ni même à ralentir le rythme de l'expansion coloniale en terre palestinienne ni les incidents provoqués nuit et jour par les colons sur le terrain.
La responsabilité de défendre les citoyens et de répondre à leurs besoins élémentaires est au cœur de la relation qui les unit à toute autorité quelle qu’elle soit, et si cette responsabilité n’est pas assumée, alors c’est toute la confiance des citoyens dans l’autorité qui est ébranlée ; le contrat social ou, plus généralement le mandat donné par les citoyens, risquent alors de s’effilocher. Or, tant l’Autorité palestinienne que le Hamas ont perdu leur capacité à évaluer l’humeur générale de la population et à prendre le pouls des nouvelles générations. On peut même affirmer qu’elles ont toutes deux été absentes de la scène politique, qui pourtant était secouée par des transformations, des ingérences en nombre et des incidents causés par les provocations des colons.
Cette absence a laissé le champ libre aux forces d’occupation pour dépouiller l’Autorité palestinienne de toutes ses compétences, et la mettre face à l’alternative suivante : soit se transformer en un simple outil aux mains de l’occupation, dédié à la répression de sa propre population, voire à son annihilation pure et simple, soit être remplacée par une force plus encline à satisfaire les politiques de l’occupation, sachant que le gouvernement Netanyahou alimentait simultanément les deux branches de l’alternative.
Le phénomène de la résistance individuelle
Deux facteurs ont contribué à déclencher puis à accroître les manifestations de résistance individuelle, improvisée ou spontanée. Le premier facteur est lié à l’attitude de l'État occupant, qui s’est permis de s’arroger les territoires et les ressources, d’humilier les citoyens, de fermer toutes les portes et toutes les fenêtres à une solution politique capable de mettre fin à l'occupation, de déployer des efforts effrénés pour mettre le peuple à genoux et lui faire oublier toute ambition nationale, de nuire à ses symboles, de prendre sous son aile les milices coloniales fascistes comme « Jeunes des collines » et « Paiement du prix », qui ont eu de ce fait carte blanche pour commettre des crimes monstrueux. Quant au second facteur, il découle de l’impuissance manifestée à des degrés divers par l’Autorité palestinienne, et au-delà, par le Hamas et par l'opposition.
Ces deux facteurs ont contribué à développer le phénomène des actes de résistance individuelle improvisée auxquels ont participé des dizaines, voire des centaines de jeunes extérieurs à la structure des partis et des mouvements de jeunesse. Ces opérations individuelles ont commencé à voir le jour sous la forme d’attaques à la voiture-bélier, d’attaques au couteau et aussi, dans une moindre mesure, d’attaques à main armée, auxquelles il faut ajouter les lancers de cocktails Molotov et les lancers de pierres, ainsi que le blocage des incursions tentées par l'armée d’occupation dans les villes et dans les camps palestiniens. Cette réponse spontanée a occupé le devant de la scène, et le monde a alors découvert cette résistance initiée par les nouvelles générations composées de jeunes débordant d'énergie, d’une moyenne d’âge inférieure à vingt ans, inconnus jusqu’à présent des services de sécurité israéliens. Le phénomène a duré depuis les derniers mois de 2014 jusqu’à l’année 2017, laissant une forte empreinte sur la nouvelle génération palestinienne. Ce type de résistance, même s’il a connu des hauts et des bas, s’est poursuivi au fil des années, ce qui atteste son existence et montre son degré de cristallisation.
C’est dans ce contexte que les factions palestiniennes s’emploient à ouvrir un front de résistance armée en Cisjordanie, dans une tentative pour encadrer le phénomène et lui donner un tour plus institutionnel, afin de mettre sur pied dans ces territoires une résistance organisée qui soutienne la comparaison avec celle qui est déjà présente dans la bande de Gaza. Cela a commencé par les « commandos de Jénine » qui se sont ensuite élargis pour englober ceux de Naplouse – camp de « La fosse aux lions » –, de Balata, de Tulkarem et de Qalqalya, ainsi que les nombreux autres groupes de résistance dans les villages et les camps de réfugiés, y compris le camp de Aqabat Jabr à Jéricho. Le niveau d’adhésion des jeunes à l’idée de rejoindre la résistance a été élevé, à la mesure du sentiment général qui s’est répandu dans la population, à savoir la perte de toute confiance dans la possibilité d'une solution politique ainsi que le refus d’être représenté par l’Autorité palestinienne. La recrudescence des incidents de type colonial impliquant l’assassinat, l'emprisonnement et l'humiliation, a nourri ce sentiment en convainquant la majorité des citoyens, et particulièrement les plus jeunes, de l'échec de la voie suivie dans la foulée des accords d’Oslo, ce qui oblige désormais à adopter une voie nouvelle. Le changement s’impose pour des motifs d’identité nationale, certes, mais aussi pour d’autres raisons ayant trait à la dignité, au respect des droits humains les plus élémentaires, et encore pour d'autres raisons relatives aux difficultés économiques.
La transformation, perceptible dans l’opinion publique, a été confirmée par un sondage conduit par le Centre palestinien de recherche politique et d’enquêtes d’opinion entre le 6 et le 9 septembre 2023, afin de sonder les Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.[4] Ce sondage a fait apparaître les constats suivants :
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76% des sondés affirment que les chances d’établir un État palestinien indépendant aux côtés de l’État d’Israël dans les cinq années à venir sont réduites, voire nulles.
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58% d'entre eux soutiennent le recours à des confrontations armées ou à une intifada pour sortir de cette situation figée.
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53% soutiennent l’action armée comme voie à suivre pour mettre fin à l'occupation, tandis que seuls 20% privilégient la négociation.
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45% soutiennent la création de groupes armés dans les zones ciblées par les colons afin de contrer leurs attaques terroristes.
Sur le terrain, la période qui s'est étendue de 2021 à octobre 2023 a enregistré une escalade et une aggravation du conflit, avec une amplification des actes de résistance, tandis que les autorités d'occupation intensifiaient leur répression via les assassinats, les incarcérations, les démolitions de maisons et les punitions collectives.
Le gouvernement Netanyahou s’efforce de consacrer un changement de culture pour favoriser un règlement définitif du conflit sur les ruines des droits légitimes des Palestiniens. Cette inflexion a convaincu l’écrasante majorité du peuple palestinien de rechercher une approche alternative, or il se trouve que les différentes factions combattantes étaient en mesure d’en proposer une : la résistance. Celle-ci s’est progressivement transformée, passant d'actes individuels à une action collective qui soutient la comparaison avec l'expérience déjà initiée dans la bande de Gaza.
Toutefois, cette mutation n'a pas répondu à deux questions essentielles. Tout d’abord, la résistance armée peut-elle être entérinée comme forme principale de lutte, au vu des caractéristiques du conflit telles qu'elles existent ou telles qu'on peut les anticiper ? D’autre part, a-t-on mis en place des objectifs politiques dans le cadre d’une stratégie globale de résistance, comme par exemple stopper – ou du moins ralentir – la dynamique coloniale, mettre un terme à l’épuration ethnique, garantir aux citoyens un certain niveau de protection et empêcher les punitions collectives ? Plus précisément, elle n’a pas répondu à la question de savoir comment on pouvait pratiquer une résistance armée de manière publique ou quasi publique au sein d’un espace entièrement enfermé dans la poigne sécuritaire israélienne, qui place des centaines de checkpoints et de barrages entravant entièrement la circulation à l'intérieur de la Cisjordanie, et qui contrôle l’ensemble de ses ressources, de son énergie, de ses communications et de ses mouvements. Tous ces éléments font partie d’un système organisé d’emprise coloniale qui agit sans relâche pour dépouiller le peuple palestinien de son identité, pour le soumettre et pour contrôler aussi bien son comportement que son niveau de vie.
Israël est le premier État au monde à être « passé maître » dans les techniques de contrôle des habitants, qu’il assujettit à travers un réseau massif et diversifié de barrages,[5] et aussi par le biais de son emprise sécuritaire et de ses banques de données, enfin via le contrôle des ressources de l'économie et de l'emploi. Comment, dans ces conditions, échapper à la violence d’une réponse israélienne qui s’est affranchie de toutes les limites ?
La Cisjordanie ne bénéficie pas du même environnement que la bande de Gaza assiégée, elle ne possède pas de tunnels susceptibles d’offrir un abri aux combattants et à leurs structures contre des représailles israéliennes, et n’offre pas non plus l’espace adapté pour entraîner les hommes en vue de développer leurs techniques et leurs aptitudes au combat. Toutes les données de terrain confirment que les conditions et les prémices en place ne permettent pas de faire de la lutte armée la forme privilégiée de lutte sur ces territoires-là. L’intifada armée de 2000 a d’ailleurs bien mis en évidence l’absence de ces conditions et prémices, puisque Israël a réussi, via l’invasion terrestre conduite en 2002, à liquider entièrement l’infrastructure de la résistance en Cisjordanie. Le même constat s'applique aux expériences de confrontations armées dissymétriques – les offensives et les guerres contre la bande de Gaza – qui ne se sont pas traduites favorablement pour le peuple palestinien ni pour son aspiration à la liberté. En effet, elles se sont soldées pour les Palestiniens par des pertes humaines désastreuses, et aussi, même si cela est relativement moins important, par la destruction des infrastructures. Ces campagnes ont systématiquement abouti à rendre les conditions de vie des Palestiniens plus difficiles, avec davantage de coercition et d’asphyxie.
L’offensive qui se déroule actuellement en réponse à l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » en est l’illustration, puisqu’on voit l’État occupant se livrer à une destruction méthodique de la société palestinienne, de son infrastructure et de ses institutions. En s’employant à transformer la bande de Gaza en un lieu invivable, Israël cherche à préparer la population à un exode forcé ou volontaire, et à installer sur le territoire une occupation militaire capable de satisfaire ses aspirations coloniales maximalistes.
La résistance sous toutes ses formes est un droit légitime de toute population sous occupation, et cela en vertu même du droit international, mais la question est de savoir si elle est adaptée et si elle remplit mieux son rôle lorsqu’elle est déclarée comme forme principale de lutte, ou au contraire lorsqu’on la désigne uniquement comme une forme de réaction défensive parmi d’autres. Par ailleurs, la résistance peut-elle s’afficher publiquement et prendre le contrôle des camps et des villes de Cisjordanie sans les exposer à des représailles israéliennes sauvages aboutissant à la liquidation, à l’assassinat, à l’emprisonnement et à la destruction totale du territoire comme c’est arrivé lors de l’Intifada armée de 2000 ? Certes, il n’y a pas d’alternative à la résistance aussi longtemps que se poursuit une occupation coloniale qui poursuit des visées d'expulsion : une résistance associant de larges pans de la population et s’attirant le soutien de nombreuses alliances et sympathies, gagnant ainsi une légitimité et remportant des avancées et des bénéfices politiques et moraux, faisant ainsi en sorte que l’occupation devienne pour Israël un lourd fardeau.
Le peuple palestinien a eu sous les yeux l’exemple de l'Intifada encourageante de 1987, les soulèvements non moins encourageants de Jérusalem et de Sheikh Jarrah, tout comme il dispose de l'exemple, décourageant celui-là, de l’Intifada d'Al-Aqsa. Seuls le succès ou l’échec, mesurés à l’aune de son aptitude à rapprocher ou au contraire à éloigner de l'objectif de libération, doivent déterminer si telle ou telle forme de résistance représente la voie appropriée pour un peuple qui lutte afin d'arracher sa libération. La population palestinienne s’est détournée de la voie de la négociation politique après avoir constaté que celle-ci était utilisée comme couverture pour aggraver l’occupation, la colonisation et la mainmise d’Israël.
Après le 7 octobre
Depuis le 7 octobre et l’annonce par Israël d’une guerre totale contre la bande de Gaza, les actions de protestation se sont généralisées, entrecoupées d'actes de résistance en Cisjordanie. Tous les points de contact se sont transformés en points de choc avec les forces d’occupation et les centres des villes ont accueilli des marches de soutien à la bande de Gaza. Antérieurement au 7 octobre, les autorités d'occupation avaient intensifié leurs offensives et leurs campagnes d’arrestation ainsi que leurs incursions dans les villes et dans les camps du nord de la Cisjordanie, ce qui les avait d’ailleurs obligées à retirer des forces de « Ghilaf Gaza » pour les redéployer au nord de la Cisjordanie.
Parallèlement à la guerre génocidaire qu’elle mène actuellement, l’armée d’occupation a lancé une guerre de liquidation visant tous les corps résistants en Cisjordanie, guerre qui passe par une destruction partielle des infrastructures dans les camps de Jénine, de Nour Shams et de Balata.
Le bilan de la guerre livrée depuis le 7 octobre par l'état occupant et par les milices coloniales fascistes, tel qu’il ressort des statistiques internationales ou palestiniennes arrêtées à la date du 29 février 2024, peut se résumer comme suit :
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Le nombre de morts au combat s'élève à 406 tués, parmi lesquels 103 mineurs de moins de 18 ans, 14 citoyens tués par des colons, ainsi que 4.000 blessés, dont 793 mineurs de moins de dix-huit ans, tandis que, selon le Club des prisonniers palestiniens, 7.270 personnes ont été incarcérées, dont la moitié le sont encore à cette heure, portant le nombre total des détenus à 9.000.
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Dernièrement, des libérations de détenus administratifs sont intervenues pour faire face au surpeuplement des prisons, tout comme certaines détentions qui était planifiées à la veille du Ramadan ont été annulées pour les mêmes raisons.
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Dans le même temps, 848 citoyens ont été contraints de fuir du fait de la démolition de leurs maisons, répartis entre 16 communautés de bédouins et de paysans.
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On a enregistré 595 attaques contre des citoyens palestiniens ou contre leurs biens, tandis que 10 puits destinés à alimenter de nouvelles colonies ont été creusés sur les terres palestiniennes.[6]
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Le gouvernement de Netanyahou a décidé récemment de construire 3.400 nouvelles unités résidentielles dans les colonies de Cisjordanie, tandis que le ministre Ben-Gvir distribuait 30.000 armes, tout en demandant un assouplissement des règles applicables en matière d’ouverture du feu, demande sur laquelle il a obtenu satisfaction. Les actes de violence ont augmenté de 50%, et parallèlement, 10 soldats et colons ont été tués et le double, blessés ; les militants ont effectué plus de 100 actions de résistance, incluant l'ouverture du feu, l’utilisation d'explosifs ou le lancer de cocktails Molotov, ou encore le blocage des incursions israéliennes.
Le ciblage par les Israéliens des Palestiniens qui affichent leur résistance est de plus en plus féroce et destructeur, et de très nombreux résistants ont été neutralisés par le recours, à une échelle sans précédent, à l’assassinat ou à l’incarcération, auxquels s’ajoutent les punitions collectives appliqués à des zones entières ou aux familles proches ou éloignées. Le ministre de la Défense, Yoav Gallant, a explicité cette politique de liquidation : « Ceux qui agissent comme saboteurs ou délinquants, ou bien qui aspirent à le devenir, a-t-il déclaré, doivent savoir que nous les atteindrons où qu’ils soient, et que nous les stopperons et les liquiderons. »[7] Cette répression programmée a provoqué un recul de la structure armée naissante et de ses centres officiels ou officieux dans les camps et les villes, ce qui a eu pour effet de rejeter les actes de résistance eux-mêmes vers la clandestinité, incitant les résistants à se rabattre sur les opérations individuelles.
Les mécanismes de l’escalade
Établissant un parallèle avec les difficultés rencontrées par les forces d’occupation qui peinent à assoir leur contrôle sur la bande de Gaza, malgré la destruction totale, la guerre génocidaire et la politique d’affamement à laquelle sont soumis 2,3 millions de citoyens palestiniens, un rapport émis à l’approche du mois de Ramadan par l’appareil de sécurité israélien estime qu’il existe une forte probabilité de dégradation sécuritaire en Cisjordanie. Il précise également que si cette aggravation devait se produire, il n’est pas du tout certain qu’Israël aurait la capacité d’y mettre fin. Le rapport s'appuie sur la hausse de 80% des actions impliquant l’utilisation d’armes à feu en Cisjordanie et à Jérusalem au cours de l’année écoulée, et sur la survenance de plus de 500 incidents sécuritaires sur l’année 2024.[8]
Dans le même ordre d’idées, le Wall Street journal s'interroge sur les craintes israéliennes que le mois de Ramadan ne conduise à une escalade des tensions en Cisjordanie et à Jérusalem. Le ministre Ben-Gvir avait décrit de manière provocatrice les règles auxquelles devraient désormais se conformer les citoyens en provenance de Cisjordanie et des zones de 1948 pour venir faire leurs prières à la mosquée Al-Aqsa durant le mois de Ramadan. La démarche, menée avec l’aide du groupe des ministres d’extrême-droite, visait à mettre le feu aux poudres pour susciter une vaste confrontation en Cisjordanie. Cependant, cette stratégie de Ben-Gvir s’est heurtée à un refus de la part du chef de la Shabak et des dirigeants des appareils de sécurité, qui ont mis en garde sur le danger d’imposer aux fidèles de telles contraintes. Le Conseil de guerre a finalement suivi les recommandations des dirigeants sécuritaires et cédé aux pressions émanant des États-Unis, de l’Europe et des pays arabes. Il a tout d'abord retranché la sécurisation de la mosquée Al-Aqsa du champ d’attributions du ministre Ben-Gvir. En second lieu, il a autorisé que les fidèles viennent prier dans la mosquée la première semaine du mois de ramadan 2024 selon les mêmes effectifs que les années précédentes, tout en soumettant le processus à une révision hebdomadaire de la situation, en vue d’amender le cas échéant les conditions d’entrée des fidèles, quoique sur la base des données précises recueillies sur le terrain. Cette position relevait d’une tentative d'éteindre la mèche pour éviter une explosion possible.
La mosquée Al-Aqsa et la ville de Jérusalem ont toujours constitué un point de choc et d’embrasement entre d’une part la population palestinienne, d’autre part les autorités d'occupation et les groupements juifs orthodoxes opérant au mont du Temple, sachant que le facteur religieux a eu par le passé un rôle essentiel dans le déclenchement de la plupart des soulèvements, révoltes et autres confrontations. Il faut dire que l’idéologie religieuse est la pierre de touche du récit israélien qui s'emploie à justifier la domination coloniale israélienne et la mainmise sur ce que l’État juif appelle « territoire de la Thora » ou encore « terre promise ». Le glissement de la majorité de la société israélienne vers la droite religieuse et nationaliste contribue à transformer Israël, le faisant passer d’un État laïque à un État théocratique. Ce contexte explique qu’on assiste au pillage des territoires palestiniens et à la répression généralisée que l’occupation inflige à leur population.
Parallèlement, la société palestinienne invoque de plus en plus largement la religion pour se prémunir du danger qui plane sur elle. S’il est bien compris que l’État occupant essaye de camoufler ses visées coloniales sous une façade religieuse, qui lui donne un prétexte pour imposer sa domination et confère à son pillage une certaine légitimité religieuse, laquelle vient se substituer à la légitimité internationale, le peuple palestinien recourt également au facteur religieux lorsqu’il tente de mobiliser des soutiens auprès des peuples et nations islamiques, les appelant à défendre ses droits et ses symboles religieux.
On remarque qu’Israël a renoué avec les pratiques moyenâgeuses qui consistaient à transformer les lieux de culte pour les convertir d’une religion à une autre, comme cela s’était produit il y a plusieurs décennies au Tombeau des patriarches à Hébron, et comme cela se produit encore aujourd’hui à la mosquée d’Al-Aqsa, avec les tentatives de l’occupant de s’y faire une place de force, à rebours des valeurs morales contemporaines qui prônent la coexistence pacifique entre les religions et les cultures, ainsi que la complémentarité des civilisations la reconnaissance et le respect mutuel.
Le facteur religieux représente un facteur d’explosion même en l’absence d’éléments constitutifs déclencheurs, et cela sans qu’on puisse mesurer à l’avance les pertes qui découleront de cet embrasement probable dans la période à venir. Car une déflagration populaire palestinienne peut survenir à tout moment en Cisjordanie, que ce soit en réaction aux profanations des symboles religieux ou à l’escalade de la guerre génocidaire et à la politique d’affamement menée à Gaza.
Toutefois, une explosion n’aurait pas vocation à se prolonger ni à se transformer en troisième intifada, considérant que la Cisjordanie ne possède pas le système administratif et politique, composé d'organisations politiques, de syndicats, d’unions professionnelles et de comités populaires, qui pourrait transformer cette déflagration populaire spontanée en une action organisée. De même, on manque de ressources financières, qu’elles soient locales ou étrangères, capables de fournir un soutien dans le contexte de l’asphyxie économique sans précédent que connaît le territoire. Il n’y avait aucun degré de soutien politique régional ou international qui aurait pu donner à ce soulèvement ou à cette révolte un tour officiel, ou qui aurait permis de recueillir, depuis l’intérieur même de l’état d’Israël, un certain degré de soutien de la part d’institutions, de personnalités, de politiciens ou d’universitaires. À remarquer d’ailleurs que ces ressources ne sont toujours pas disponibles à l’heure actuelle, et qu’aucune démarche n’a été entreprise pour se les procurer, et cela d'autant plus que les forces politiques qui auraient à cœur de lancer une troisième intifada font face à la répression la plus féroce ; cette situation oblige à privilégier la réaction militaire par rapport à la mobilisation du plus grand nombre de catégories au sein de la population. Ces prérequis étaient à l’inverse remplis, du moins à un niveau minimal, lors de la première intifada, en vertu de quoi celle-ci a pu se prolonger longtemps et a réussi à obtenir des avancées importantes.
Certes, il n’est pas exclu qu’on assiste à des soulèvements spontanés ou à des déflagrations populaires en réponse à l'injustice, à l'humiliation, à la répression ou aux pratiques ancrées de longue date au sein des forces d'occupation qui se permettent d’empiéter sans retenue sur les droits individuels et collectifs des Palestiniens. Ces réactions pourraient très bien se transformer en un phénomène plus ou moins durable, susceptible de disparaître puis de revenir, comme cela s’est produit avec la vague des attaques au couteau ou à la voiture-bélier, ou celui des attaques individuelles à l’arme à feu.
Il y a une différence essentielle entre un soulèvement spontané et des réactions individuelles violentes – qu’elles soient isolées ou qu’elles impliquent l’intervention d'une organisation ; ces dernières se retrouvent naturellement à la merci d’un système colonial qui maîtrise toute la panoplie de la répression, de l’étouffement et de la destruction, et peut s’appuyer sur une large base de données et une vaste expérience. Ce qui constitue cette différence, c’est le rôle potentiel que peuvent jouer les organisations politiques, voire même les syndicats et les mouvements sociaux, qui eux sont versés dans le calcul des bénéfice et des pertes. Dans cette optique, le bilan de l’intifada, en paraphrasant les propos de Friedrich Engels dans son ouvrage La guerre des paysans en Allemagne, estimant que l’insurrection est un calcul avec des grandeurs dont la valeur peut varier tous les jours. Cela se vérifie d’autant plus lorsque l’organisation politique en question est sur le point de transformer l’insurrection populaire spontanée en une action organisée, capable de perdurer et d’évoluer, et apte à atteindre des objectifs certes limités mais appelés à grandir avec le temps et avec le développement de l’action protestataire.
Si l'on se concentre sur les rapports de force – ou autrement dit sur l’équilibre des pouvoirs –, on constate que la lutte du peuple palestinien contre le colonialisme israélien qui vise à les expulser, tirant sa force d’une idéologie religieuse et du soutien sans limite que lui accordent l’Amérique, l’Occident et le monde, il faut bien conclure que les progrès de la lutte palestinienne ne pourront se faire que par une victoire aux points, et non par un K.O. décisif ou en l’emportant dans une grande confrontation. Ces progrès ne pourront s’accomplir que dans la lenteur, et au fil d’une très longue période, ils s’appuieront essentiellement sur l'implication dans la lutte de l’ensemble de la société palestinienne ou en tout cas de la majorité de ses composantes. L’impact de l’Intifada de 1987 a été de neutraliser la machine de guerre israélienne En ne recourant qu’à des armes légères – à savoir des fusils – et grâce à une stratégie très habile, la majorité de la population a pu participer à la lutte, et l’Intifada a ainsi réussi à limiter les pertes humaines au sein de la société civile, tandis que les protestataires sont apparus au monde comme un peuple sans défense, réclamant sa liberté face à une occupation surarmée.
C’est un beau succès qu’ont rencontré là les Palestiniens, lorsqu’on a vu des peuples, des États et des institutions se ranger à leurs côtés et appuyer leurs revendications, refusant la poursuite de l’occupation et la répression du droit du peuple palestinien à son autodétermination.
Deux dangers, le premier représenté par la guerre génocidaire en cours à Gaza, le second par la guerre de liquidation qui se déroule en Cisjordanie, menacent aujourd’hui le peuple palestinien, et avec lui tout le système des lois, des valeurs et des droits qui régulent les relations entre les peuples et les États en temps de guerre. Le système international s’est effondré en même temps que ses institutions lorsqu’une partie de ce système s’est rendue complice de l’agression, tandis que l’autre partie a failli à son devoir de l’arrêter. Le peuple palestinien s’est donc retrouvé seul pour conjurer ces deux dangers et s’est trouvé contraint de remettre en cause le cadre des lois, des valeurs et des droits qui lui était imposé, le retirant au système international pour le remettre entre les mains des peuples et des institutions qui en respectent les principes.
Comment le peuple palestinien peut-il s’unifier pour conduire de manière coordonnée la mission consistant à faire échouer la guerre génocidaire à Gaza aussi bien que la guerre de liquidation en Cisjordanie ? Telle est la grande question du moment, celle à laquelle nous devons nous employer ensemble à trouver une réponse.
Traduit de l'arabe par Khaled Osman
[1] "Netanyahu présente le programme du nouveau gouvernement israélien. Ses priorités sont l'expansion des colonies en Cisjordanie", Euronews, 28/12/2022.
[2] "Olmert : Le gouvernement de Netanyahou est un gang et son but est de mener la région au désastre", "Al Jazeera Net", 23/2/2024.
[3] "Additional details revealed about IDF intelligence before 7 October, consultations hours before Hamas attack", Times of Israel, 5/12/2023.
[4] Palestinian Center for Policy and Survey Research, "Results of Palestinian Public Opinion Poll No. 89", 6-9 septembre 2023.
[5] Walid Habbas, "On the System of Military Checkpoints and Crossings in the West Bank. Their number, types and functions!", Madar - Palestinian Center for Israeli Studies, 10/10/2022.
[6] Hisham Haddaneh, "The West Bank : Voici les crimes de l'occupation depuis le 7 octobre", Al-Aranî al-jadîd, 4/3/2024.
[7] "Galant : Hamas is trying to turn Ramadan into the second phase of the Al-Aqsa Flood", Samaa News Agency, 27 février 2024.
[8] Ibid.