La Russie et la guerre contre Gaza : intérêts convergents et diplomatie douce
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La guerre génocidaire menée par Israël contre la bande de Gaza depuis le 7 octobre dernier a conduit à transformer le regard porté sur le Moyen-Orient, de telle sorte que le balancier politique, militaire et médiatique s'est déporté sur Gaza, plaçant celle-ci au centre des événements à un moment où la guerre russo-ukrainienne se poursuivait en Europe de l'Est.

Alors que la réaction américaine de soutien absolu à Israël a influé sur les positions adoptées par la plupart des pays européens, la réaction russe a été elle beaucoup plus ambiguë, et cela particulièrement dans les lendemains du déclenchement de la guerre, au point que certains ont pu juger la politique russe déroutante et confuse.

En réalité, il n'est pas possible de décrypter la politique russe à l'égard de la guerre contre Gaza sans prendre en compte plusieurs facteurs qui régissent les orientations internes et externes de la Russie, facteurs qui sont liés en premier et en dernier lieu aux intérêts de la Russie en Europe et au Moyen-Orient.

Nous allons essayer dans cette étude d'analyser ces facteurs, qui contribuent à déterminer la trajectoire politique de la Russie en cette période de trouble ; ils s’articulent autour des axes suivants : la réaction face à l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » ; la relation avec Israël ; la relation avec l'Iran ; la guerre contre l'Ukraine.

1) Le 7 octobre : un choc déstabilisant

Il ne fait guère de doute que l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » mise à exécution par le mouvement Hamas a provoqué un choc totalement inattendu dans les milieux régionaux et internationaux. Alors que les dirigeants des grands pays, au premier rang desquels le président des États-Unis, se sont empressés de se rendre en visite en Israël pour déclarer leur soutien absolu ferme et inconditionnel aux représailles alors en préparation par l’État d’Israël, les responsables russes se sont abstenus d'initiatives similaires ; le président Poutine s'est même limité à de simples entretiens téléphoniques avec les différentes parties afin de discuter de la situation à Gaza. Il n’a contacté Netanyahou pour lui faire part de ses condoléances que plus d'une semaine après l'opération[1]. Cette approche d’observation prudente et de lenteur des réactions s'est reflétée dans les déclarations du président russe quelques jours après le déclenchement de la guerre, puisqu’il a fait le choix de ne pas s’en prendre aux parties directes au conflit, se contentant d’imputer à Washington la responsabilité de ce qui s'était passé et considérant que cette guerre était un exemple de l'échec de la politique de Washington au Moyen-Orient. Il a par ailleurs assuré que la position de la Russie, consistant à appeler à la création d'un État palestinien, demeurait inchangée[2].

Toutefois cette phase d'observation respectée par les responsables russes a commencé à subir des accrocs à mesure que la guerre contre Gaza connaissait une escalade, et que le bilan des civils palestiniens tués commençait à s'alourdir. Durant la conférence sur l'énergie qui s'est tenue à Moscou, Poutine a critiqué ce qu’on savait du projet israélien visant à expulser les Palestiniens vers le Sinaï, en attribuant la responsabilité à la politique de colonisation israélienne et estimant que celle-ci était l'une des raisons de l’assaut lancé par le Hamas. Il a ainsi déclaré que « les terres sur lesquelles vivent les Palestiniens sont historiquement les leurs », et forment le territoire sur lequel il est prévu d’établir un État palestinien indépendant[3]. Il est allé encore plus loin, comparant le siège imposé par Israël à la bande de Gaza à celui que l'Allemagne nazie avait imposé à la ville russe de Léningrad durant la seconde Guerre mondiale[4].

Il est indubitable que Poutine a parfaitement exploité les événements et les forums internationaux pour mettre en avant l’intérêt qu’il porte aux événements du Moyen-Orient, loin de son propre théâtre de guerre en Ukraine, et qu'il a réussi ainsi à détourner les regards vers la bande de Gaza, soulignant que celle-ci représentait actuellement le point le plus chaud du globe.

Médiation ou diplomatie douce ?

Loin des déclarations de plus en plus extrêmes face à l’escalade en cours, la Russie a tenté une démarche plus équilibrée. Le président Poutine a annoncé que Moscou était disposé à entreprendre une médiation entre Palestiniens et Israéliens, avançant qu’il n’y avait pas d’autre moyen que la négociation si l’on voulait parvenir à un règlement du conflit. Le mouvement Hamas et l’État d'Israël se sont tous deux saisis de cette initiative, mais chacun selon ses propres vues : le Hamas a déclaré l'initiative bienvenue, et a salué les « efforts sensibles de la Russie en vue de stopper l’agression sauvage menée contre notre population palestinienne dans la bande de Gaza »[5], et il a donné crédit au président Poutine de son opposition à l’offensive menée par Israël, de son refus du siège et de son opposition au ciblage des civils engagés dans le maintien de la sécurité. Alors qu’en Israël, en dépit d’un claire désapprobation des prises de position russes, les responsables n’ont pas explicitement indiqué leur rejet de l’initiative, peut-être dans l'espoir que la Russie pourrait faire pression sur le Hamas afin de faire libérer les otages détenus par le mouvement.

C’est ainsi que, moins de deux semaines après le déclenchement de la guerre, Moscou a accueilli une délégation de haut niveau dépêchée par le mouvement Hamas pour des entretiens stratégiques avec un responsable haut placé au sein du ministère du Affaires étrangères russe ; la discussion s'est concentrée, selon l’agence de presse russe, sur la libération des étrangers encore détenus dans la bande de Gaza , et parmi eux des citoyens russes, et plus généralement sur l’évacuation hors de l'enclave des ressortissants étrangers.

De son côté, le Hamas a remercié la Russie pour son soutien aux droits du peuple palestinien, et pour les efforts qu’elle avait déployés avec les parties concernées afin de parvenir à un cessez-le-feu, à une ouverture de points de passage et à l’acheminement de l'aide humanitaire jusqu’à l’intérieur de Gaza. D'ailleurs, le mouvement s’est empressé d’inclure trois détenus porteurs de la nationalité russe parmi ceux destinés à être libérés dans le cadre de l’accord d'échange de prisonniers avec Israël, en signe de gratitude  envers la position du président Poutine.

De son côté, Israël a rapidement condamné cette visite, estimant qu’elle conférait une légitimité à ce qu'il a décrit comme les horreurs commises par les « terroristes » du Hamas, et a appelé le gouvernement russe à les expulser sur-le-champ[6]. Ce communiqué a été suivi de la convocation de l'ambassadeur de Russie en Israël pour protester contre l’initiative russe. Dans le même temps, l’ambassade de Russie en Israël a diffusé un communiqué pour clarifier les objectifs de cette visite, où elle a appelé avec insistance à un cessez-le-feu immédiat et à la libération de tous les otages détenus par le Hamas, et réclamé l’acheminement de l’aide humanitaire aux habitants de la bande de Gaza, soumise à un bombardement israélien intensif[7].

Pour la seconde fois depuis le déclenchement de la guerre, une délégation du Hamas s’est rendue à Moscou et, alors que le communiqué du ministère des Affaires étrangères russe est resté assez général, indiquant simplement que Moscou avait réclamé la libération des otages détenus par le Hamas et que l'attention s’était focalisée sur la situation humanitaire à Gaza, le communiqué du Hamas, lui, a précisé que sa délégation avait conduit des négociations politiques avec le ministère russe des Affaires étrangères autour des moyens de parvenir à un cessez-le-feu de manière « à mettre fin à l’agression contre notre peuple palestinien », et aussi de clarifier la position et les politiques du mouvement face au dossier des prisonniers encore aux mains de la résistance[8].

Les initiatives russes ne sont pas restées cantonnées à ce cadre, puisque Moscou a annoncé ensuite avoir invité le 29 février les dirigeants des principales factions palestiniennes, y compris le Hamas, le Jihad islamique et le Fatah, à venir à Moscou ; le vice-ministre russe des Affaires étrangères a précisé que les pourparlers prévus pourraient se prolonger jusqu'au 1er ou au 2 mars[9]. Certains observateurs ont estimé que la Russie tentait ainsi de mettre en place une médiation afin d’unifier la position palestinienne à l'égard des événements en cours, dont le rythme avait subi une accélération marquée. Il semble que l’éventualité de constituer un nouveau gouvernement palestinien était également sur la table, rendant alors pertinente la question d'une démission du gouvernement actuel afin de laisser la place à un nouveau gouvernement composé d’experts, selon un processus qui a recueilli les faveurs de l'administration américaine sans susciter de commentaire particulier du côté russe.

Le droit international et les Nations Unies

En dépit de la paralysie du Conseil de sécurité en raison de la surenchère dans l'utilisation du droit de véto, la Russie défend la nécessité de passer par les instances du droit international, y compris le Conseil de sécurité. Moins d'une semaine après le déclenchement de la guerre, la Russie a présenté le 13 octobre un projet de résolution au Conseil de sécurité, projet qui comprenait un appel à un cessez-le-feu humanitaire permanent, ainsi que la condamnation de toutes les actions violentes à l'égard des civils et de tous les actes terroristes ; le projet appelait aussi à garantir la libération des otages, à fournir une aide humanitaire à la bande de Gaza, et enfin à permettre l’évacuation des civils désireux de partir. Ce projet de résolution a cependant échoué, comme on pouvait s’y attendre, après que quatre États, parmi lesquels les États-Unis d'Amérique ont voté contre[10]. À noter que ce projet avait la particularité de ne faire aucune mention du Hamas.

Par la suite, un deuxième projet de résolution russe a été rejeté, cette fois du fait d’une double opposition des États-Unis et du Royaume-Uni. Puis, au mois de décembre, les États-Unis ont- utilisé leur droit de veto pour faire tomber un amendement – soumis par la Russie – au projet de résolution sur Gaza présenté par les Émirats arabes unis. Le représentant de la Russie aux Nations Unies a estimé que les États-Unis avaient, lors de ces négociations, agi en coulisses dans le but de vider entièrement la résolution de sa substance ». Il a notamment mentionné l’insistance des États-Unis pour utiliser l’expression perverse et dangereuse « création de conditions favorables à une interruption permanente des combats », ce qui revient en réalité à « donner à Israël toute liberté pour intensifier les bombardements aveugles et sans limites sur les infrastructures et la population civiles de Gaza ». Il a conclu en indiquant que tout État qui votait une telle résolution se rendait ipso facto complice et responsable de la destruction de Gaza[11].

Depuis le début de la guerre, la Russie s’est placée dans la logique du droit international pour critiquer la guerre israélienne contre Gaza, et ses dirigeants n’ont pas manqué une occasion de reprocher à Israël de violer les principes du droit international dans leur gestion de ce conflit, particulièrement pour ce qui concerne le ciblage des civils. La déclaration du ministre russe des Affaires étrangère, Sergueï Lavrov, ne laissait filtrer aucune ambiguïté en la matière, lorsqu'il a estimé, lors d’une conférence de presse, que le bombardement par Israël de la bande de Gaza était contraire aux règles du droit international, et qu'il était impossible, à l’inverse de ce qu’affirmait l’État juif, d’éliminer le Hamas sans détruire du même coup Gaza et exterminer la majorité de sa population civile. Il a averti que l’exode forcé de deux million de Palestiniens, tel que proposé par certains politiciens en Israël et à l'étranger, conduirait à une catastrophe dont les conséquences risquaient de se prolonger pendant plusieurs décennies[12].

Il n'est pas douteux que les responsables russes sont conscients qu’ils auront du mal à faire passer au Conseil de sécurité une résolution capable de recueillir l'accord de toutes les parties, et particulièrement celui des États-Unis. Si la Russie reste néanmoins déterminée à recourir au Conseil de sécurité, cela peut être attribué à plusieurs facteurs dont les principaux sont :

  • le renforcement de l'influence russe au Conseil de sécurité avec l'aide de l'allié chinois, pour contrebalancer celle des États-Unis et de leurs alliés ;

  • la démonstration de l'intérêt de la Russie pour les affaires de la région, et cela même au moment où elle est accaparée par sa guerre avec l’Ukraine ;

  • l’insistance sur la nécessité de résoudre le problème palestinien à travers des cadres juridiques internationaux.

2) la relation avec Israël

La Russie et Israël s’efforcent de conserver entre eux des relations dépourvues de tension, s’appuyant notamment sur l'amitié qui unit le président Poutine au chef du gouvernement israélien Benyamin Netanyahou. L'importance de cette relation est apparue clairement dans les dernières années, notamment après que la Russie s’est impliquée comme partie prenante dans la crise syrienne en occupant des sites stratégiques à l'intérieur du territoire syrien et en renforçant sa présence sur le terrain au côté de la présence iranienne qui n'est pas moins importante. De ce fait, la Russie est restée un pôle d’attention fort à la fois pour l’Iran et pour Israël. Certes, la guerre de la Russie contre l’Ukraine est venue bouleverser cette relation, mais une forme de compréhension mutuelle a rapidement ressurgi autour de la nécessité de redéfinir les termes de l'équation militaire dans la région : ainsi, Israël conserve sa liberté d'attaquer les sites affiliés à l'Iran et à ses alliés en Syrie sans porter atteinte à ses relations avec la Russie, et en contrepartie, la Russie s’assure qu’Israël n’ira pas, dans son soutien militaire, politique et logistique à l’Ukraine, au-delà des lignes d'action que les deux pays ont fixées d'un commun accord.

En dépit de plusieurs escarmouches politiques, qui sont venues quelque peu ternir la relation russo-israélienne depuis le début de la guerre en Europe de l'Est, les relations entre les deux parties ont gardé une tonalité relativement stable. Le refus par Israël d’accueillir le président ukrainien Zelenski, parmi les nombreux dirigeants occidentaux qui se sont succédé en visite en Israël après l'opération « Déluge d’Al-Aqsa », peut être compris dans la logique de compréhension mutuelle avec la Russie. Des informations ont filtré dans la presse laissant entendre que Zelenski avait été averti que « le moment n'était pas propice pour sa visite »[13].

La guerre génocidaire lancée par Israël à partir du 8 octobre dernier a toutefois eu pour effet d’infléchir la trajectoire des relations russo-israéliennes. Car si le président russe Vladimir Poutine a attendu une semaine entière avant de téléphoner à Benyamin Netanyahou pour lui faire part de ses condoléances, le gouvernement israélien a lui-même attendu deux mois avant de téléphoner au président russe. Selon la presse israélienne, Netanyahou aurait évoqué durant l'entretien sa réprobation envers la position adoptée par la Russie face à cette guerre et ses votes hostiles à Israël exprimés aux Nations Unies. Durant le même entretien, il n'a pas manqué de critiquer vertement la coopération, qu’il a qualifiée de « dangereuse », entre la Russie et l’Iran. D’un autre côté, il a tout de même demandé à Poutine de faire pression sur le Comité international de la Croix-Rouge sur le sujet des visites aux otages détenus, et la possibilité de leur fournir des médicaments. Quant au communiqué du Kremlin, il est resté comme à l’accoutumée très général, indiquant que les deux parties avaient échangé au sujet de l’impasse dans laquelle on se trouvait désormais, particulièrement par rapport à la situation humanitaire très dégradée dans la bande de Gaza[14].

Israël a tiré parti de sa guerre contre Gaza pour pointer un doigt accusateur vers l’Iran et lui faire porter la responsabilité de son soutien moral et matériel au Hamas, et aussi pour mener davantage d’attaques dans la profondeur de l'espace syrien, ciblant des dirigeants du corps des Gardiens de la révolution iranienne. Dans le même temps, la Russie s’est efforcée de rester fidèle au cadre de compréhension mutuelle défini entre les deux parties. Il faut voir là un signe de l'importance de la coordination qui a lieu entre la Russie et Israël dans le but de préserver leurs intérêts dans la région, même si cela doit se faire au prix de la réprobation de l'Iran.

3) La relation avec l'Iran

La relation entre l’Iran et la Russie revêt un caractère particulier, puisque les deux États ont en commun de multiples intérêts au Moyen -Orient, depuis les crises à répétition qui ont frappé la région, jusqu’à la guerre russo-ukrainienne, en passant par les régions du Caucase et le conflit entre d'Arménie et l'Azerbaïdjan. Si le crise syrienne a ouvert tout grand les portes d’une coopération et d’une harmonisation, c'est elle également qui a contribué à maintenir en place le régime syrien et à faire en sorte que les termes de l'équation ne changent pas dans la région.

La guerre de la Russie contre l’Ukraine a permis de développer la coopération entre les deux parties dans de nombreux domaines. Politiquement, l’Iran a adhéré au point de vue défendu par la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine et lui a apporté son soutien, tandis que militairement, il offrait une aide non négligeable, notamment via la fourniture à la Russie de drones sophistiqués, non sans entraîner les militaires russes à leur utilisation. À ces deux formes de soutien, il faut en ajouter une troisième non moins importante, économique celle-là, matérialisée par l’intensification des échanges commerciaux entre les deux pays, cela dans le contexte des sanctions qui leur sont imposées à l’un et à l’autre au plan international. Par ailleurs, la Russie est consciente de l’importance du rôle iranien dans la région du Proche-Orient, et cela particulièrement en Syrie et au Liban, indépendamment du soutien qu’il apporte au mouvement Hamas. C’est pourquoi elle s’abstient d’impliquer directement l’Iran dans les manœuvres en cours dans la région, de peur que la situation ne lui échappe et que le cercle de la confrontation ne s’élargisse : si cela arrivait, Moscou se verrait contraint de prendre clairement position dans le conflit, prise de position qui pourrait s’avérer incompatible avec le maintien de son statut de médiateur.

Sur cette base, la politique adoptée par la Russie concernant la guerre en cours contre Gaza se doit de prendre en compte la nature des intérêts communs qui la lient à l’Iran, intérêts qui dépassent sans aucun doute les frontières de la région proche-orientale.

La guerre contre l’Ukraine

Dès le début de l’offensive d’Israël contre Gaza, des analyses ont affirmé que Moscou était le principal bénéficiaire de cette guerre, car les tensions internationales qu’elles occasionnent sont suffisamment fortes pour détourner les regards loin de l’Ukraine et les porter vers le Proche-Orient.

Ce constat plein de bon sens s’est particulièrement vérifié lors des premières étapes de la guerre contre Gaza : le fait que cette confrontation accapare entièrement la scène politique donnait visiblement une marge de manœuvre plus grande à Poutine dans sa guerre contre l’Ukraine, qui désormais n’allait plus faire la « une » des informations en Europe. Dans ce cadre, la revue Foreign affairs  a estimé que la Russie allait récolter les fruits de ce qui se passait au Moyen-Orient pour l'exploiter dans l’est de l’Ukraine, et qu’elle se battrait sans doute avec encore plus d’acharnement pour récupérer les territoires autour de la zone d’Avdïivka dans la région du Donbass[15].

On peut dire que ce calcul de Poutine était plutôt clairvoyant, puisque les États-Unis ont révisé leur positionnement au Moyen-Orient au filtre de la guerre à Gaza, et ont traduit leur soutien à Israël en lui fournissant des aides militaires et matérielles sans précédent, ce qui a naturellement inquiété le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Celui-ci s’est empressé, deux jours seulement après le déclenchement de la guerre contre Gaza, d’exprimer ses craintes que ce conflit ne conduise à détourner le regard de la communauté internationale de la guerre qui se déroulait dans son pays, et a lancé un avertissement quant aux conséquences lourdes que cela aurait pour l’Ukraine. Loin de se contenter de cette déclaration, il a également accusé la Russie de soutenir le mouvement Hamas[16]. Les craintes de Zelensky se sont d'ailleurs avérées, car si des voix avaient déjà commencé, avant même l’offensive contre Gaza, à se faire entendre aux États-Unis pour réclamer la contraction des aides à l’Ukraine, cette guerre a accéléré les décisions américaines en ce sens : en novembre 2023, la Maison-Blanche a annoncé qu'elle réduisait l'ampleur de ses aides au vu du tarissement des ressources allouées par le Congrès. Un mois plus tard, soit en décembre 2023, le Congrès a refusé d’approuver un supplément d’aide à destination de l’Ukraine, et cela aussi longtemps que celle-ci ne soumettrait pas une stratégie laissant clairement entrevoir sa victoire dans cette guerre[17].

Au cours de la première semaine de février 2024, le président Biden a critiqué les Républicains qui avaient refusé de valider les aides à l’Ukraine, estimant que l’échec du Congrès à cet égard pouvait s’assimiler à de la négligence criminelle[18]. La chute, quelques jours auparavant, de la ville ukrainienne d’Avdïivka, était venue donner raison au président Poutine qui y a vu une victoire précieuse, tandis que des sources américaines attribuaient cette défaite de l’Ukraine a une pénurie de munitions[19].

Gaza brise l’isolement arabe de Poutine

Quelques jours après le déclenchement de la guerre à Gaza, le président Poutine a pris l'initiative de nouer des contacts avec un certain nombre de parties concernées au plan international et arabe, impliquant notamment le président égyptien et le président de l’Autorité palestinienne. Il ne s’est du reste pas contenté de conversations téléphoniques, puisque dès le 6 décembre 2023, il créait la surprise en se rendant en visite en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis – effectuant ainsi ses premiers déplacements dans la région depuis la déclaration de guerre russe à l’Ukraine. On peut penser que Gaza a figuré parmi les principaux points abordés lors des entretiens menés par Poutine dans ces deux pays. À travers la chaleur de l’accueil qui lui a été réservé, il a montré au monde entier qu’il jouissait encore d’une stature internationale, laquelle lui était reconnue par deux des plus importants pays du Golfe. En lançant un appel à un cessez-le-feu et en insistant sur la nécessité de résoudre le problème palestinien en se plaçant dans le cadre des principes généraux du droit international[20], il a voulu réaffirmer son positionnement favorable à la cause palestinienne, et cela dans un contexte d’aversion grandissante de l'opinion publique envers les États-Unis et leur politique de soutien à Israël.

Conclusion

 Il était naturel que dans son approche de la guerre contre Gaza, la Russie ne fasse pas abstraction de ses intérêts au Proche et au Moyen-Orient, s'agissant d'intérêts stratégiques qui ont rendu Moscou dépendant des alliances et des arrangements destinés à lui garantir son influence dans la région. Toutefois, la guerre contre Gaza a placé un point d’interrogation quant à la possibilité pour la Russie de conserver le facteur d’équilibre qui préside à ses relations avec les différentes parties impliquées dans cette guerre. Cette guerre a jusqu'ici ouvert le champ à la Russie pour se mouvoir à l'intérieur du cadre délimité qu'elle s'est tracé, celui d’exercer un rôle de médiateur et de s’en remettre à l'arbitrage du droit international, en plus de sa position constante vis-à-vis du problème palestinien, qui est de soutenir la solution à deux états et à l'obtention par le peuple palestinien de ses droits légitimes. Cependant, la poursuite de cette guerre et le risque qu’elle ne s’élargisse pour englober d'autres zones et d'autres parties ne serait certainement pas dans l'intérêt de la Russie, qui demeure soucieuse de conserver des relations stables avec Israël et une alliance forte avec l'Iran. Il paraît utile de rappeler que le trio formé par la Russie avec l'Iran et Israël ne se justifie que par leurs intérêts communs dans un certain cadre où la Russie occupe une place centrale.

En contrepartie, la Russie devrait conserver à l’égard du problème palestinien une politique qui soit tout à la fois mesurée, prudente, équilibrée, méfiante et volontariste, en évitant de se retrouver impliquée à l’excès dans la politique moyen-orientale – en ce sens, elle ne peut pas se comporter comme une partie qui n'aurait pas peur des conséquences d'une telle implication excessive pour ses intérêts vitaux[21].

Quoi qu’il en soit, la guerre d’Israël contre Gaza a montré la capacité du président Poutine à adopter une approche à la fois réaliste et pragmatique dans le cadre d’une « diplomatie douce », susceptible d’agréer les Palestiniens, de ne pas fâcher l’Iran, et de demeurer sur une ligne de crête vis-à-vis d’Israël. 

Traduit de l'arabe par Khaled Osman

 

[1] "أين تقف روسيا من الحرب بين إسرائيل و'حماس'"؟ "الشرق الأوسط"، 25 تشرين الأول/أكتوبر 2023.

[2] Giorgio Cafiero, “What are Russia’s Stakes in the Israel-Hamas War in Gaza?” The New Arab, 17 October, 2023.

[3] "بوتين: الأرض التي يعيش عليها الفلسطينيون هي تاريخياً أرضهم"، "العربية"، 11 تشرين الأول/أكتوبر 2023.

[4] "بوتين يشبّه الحصار الإسرائيلي لغزة بالحصار النازي للينينغراد"، "الجزيرة"، 13/10/2023.

[5] "حماس: نثمن موقف بوتين الرافض للعدوان والحصار على غزة"، المركز الفلسطيني للإعلام، 14/10/2023.

[6] "وفد من 'حماس' يزور روسيا .. ووزارة الخارجية الإسرائيلية تعلق"، "CNN بالعربية"، 26 تشرين الأول/أكتوبر 2023.

[7] "روسيا تدافع عن زيارة وفد 'حماس' وتنتقد 'فشل' الدبلوماسية الأميركية"، "الشرق"، 27 تشرين الأول/أكتوبر 2023.

[8] "وفد حماس يجري مباحثات في موسكو للمرة الثانية منذ بداية الحرب"، "الجزيرة"، 19/1/2024.

[9] "روسيا تدعو قادة الفصائل الفلسطينية لمحادثات بموسكو"، "الجزيرة"، 16/2/2024.

[10] "مشروع قرار روسي حول غزة وإسرائيل يفشل في الحصول على الأغلبية المطلوبة بمجلس الأمن"، الأمم المتحدة، 16 تشرين الأول/أكتوبر 2023.

[11] "الولايات المتحدة تستخدم 'الفيتو' لإفشال تعديل روسي على مشروع قرار يدعو لوقف النار في غزة"، "RT بالعربية". 22/12/2023.

[12] “Russia Says Israel bombardment of Gaza is against international law”, Aljazeera, 28 October 2023.

[13] "الوقت غير مناسب .. إسرائيل ترد على زيلنسكي"، "RT بالعربية"، 16/10/2023.

[14] “In call with Putin, Netanyahu criticizes Russia’s anti Israel stance in World Bodies”, The Times of Israel, 10 December 2023.

Netanyahu slams Russia’s anti-Israel positions over Gaza War”, (AA) Anadolu Agency, 10/12/2023.

[15] Amy Mackinnon and Jack Detsch, “What Putin Stands to Gain From Israel-Hamas War”, Foreign Policy, 17/10/2023.

[16] "زيلنسكي يحذر من تداعيات 'حرف الأنظار' عن أوكرانيا بعد 'حرب غزة'"، "الشرق الأوسط"، 10/10/2023.

[17] "الكونغرس يرفض الموافقة على تقديم المزيد من المساعدات لأوكرانيا دون استراتيجية واضحة منها"، "RT بالعربية".

[18] "بايدن: فشل الكونغرس في تمرير المساعدات لأوكرانيا "أقرب إلى الإهمال الإجرامي"، "الشرق الأوسط"، 10/2/2024.

[19] “Putin Cheers as Russia Captures Avdiivka: 'An Important Victory'”, The Week, 18/2/2024.

[20] Giorgio Cafiero,“What was behind Putin’s rare trip to the Middle East?” The New Arab, 19/12/2023.

[21] كاظم هاشم نعمة، "روسيا والشرق الأوسط بعد الحرب الباردة: فرص وتحديات" (الدوحة؛ بيروت: المركز العربي للأبحاث ودراسة السياسات، 2016)، ص 86-87.

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À PROPOS DE L’AUTEUR:: 

Sanaa Hammoudi est chercheuse à l’Institut des études palestiniennes.