« Je n'arrive plus à nourrir mes enfants. » Tel est le titre du reportage que le site Middle East Eye a consacré le 30 janvier dernier à ce père palestinien dont la famille est demeurée dans le nord de la bande de Gaza. « Il n'y a rien à se mettre sous la dent : depuis le début de la guerre, nous n'avons mangé aucun fruit, aucun légume, nous n'avons ni farine pour faire le pain, ni pâtes pour cuisiner, ni viande, ni fromage, ni œufs, bref absolument rien. Quant aux légumes secs, comme les lentilles et les haricots, soit ils sont manquants soit on ne peut les obtenir que moyennant un prix multiplié par 25 par rapport à leur prix d'origine. » Il poursuit son témoignage ainsi : « C’est dans une grande douleur que j'assiste au calvaire des gens qui me sont le plus chers : mes enfants en bas âge, qui me supplient de leur donner n’importe quoi à manger, ou encore ma mère, qui est atteinte de diabète et qui doit subir en silence son estomac vrillé par la faim ! On dirait les scènes d'un film d'horreur, nous ressemblons à un défilé de zombies … On a encore un peu de riz, ce qu’on a pu stocker en prévision du mois de Ramadan, mais cette réserve est en train de s'épuiser. Nos repas consistent en une seule portion de riz par jour, sachant qu’on est obligés de gérer le peu qu’on a. Quand on a faim, on dort pour éviter de manger. »
Il explique ensuite : « On doit cuisiner les repas, mais il n'y a pas de gaz, c'est pour ça que comme la plupart des gens, on cuisine au feu de bois, en brûlant les vieux objets récupérés de nos maisons aujourd’hui démolies : le bric-à-brac des greniers, les meubles, les jouets en bois ayant appartenu à nos enfants. »[1]
La famine accable particulièrement les Gazaouis du nord de l’enclave
Les habitants des zones nord de la bande de Gaza souffrent beaucoup plus que les autres de la famine. La situation s’est particulièrement aggravée depuis que le Programme d'alimentation mondiale, relevant des Nations unies, a décidé, le 19 février dernier, de suspendre la distribution de denrées alimentaires dans ces zones. Celle-ci ne pourra reprendre que lorsque les conditions de sécurité s'amélioreront, et qu'on sera en mesure de surmonter les nombreux obstacles imposés par l'armée israélienne. Une telle distribution est également entravée par le chaos qui survient au moment de l'arrivée des convois d'aide alimentaire, avec des coups de feu tirés à proximité des camions apportant l’aide, et cela alors qu’au cours des six semaines écoulées, seules cinq convois d’aide expédiés sous l’égide des Nations unies ont pu atteindre le nord de la bande de Gaza[2]. Des dizaines d'enfants ont défilé en manifestants à travers ce qui reste de rues dans le nord de l’enclave, pour protester contre la pénurie de nourriture et d'eau en raison du siège imposé par l'armée israélienne. Sur les banderoles qu’ils brandissaient, on pouvait lire des slogans tels que « je rêve de pain » ou encore « nous voulons de la nourriture ».
Aya Achour (10 ans) a ainsi déclaré à l'agence de presse Anadolu : « On meurt de faim mais il n'y a rien à manger, c'est pour ça qu'on est obligés de manger des aliments pour animaux. » Dans le même sens, Omar déclare : « On ne mange qu’un repas par jour, et en quantités très limitées. Notre repas est essentiellement constitué d’eau et de sauce tomate en tube. »[3]. Afin de nourrir ses cinq enfants, Chadi Jneina s’est résolu à piler le grain initialement réservé aux animaux. Il détaille la situation ainsi : « On traque les aliments normalement destinés aux oiseaux, aux animaux et au bétail, tels que l’avoine, le maïs et le blé, et aussi le fourrage, qu’on compresse avec de la farine. ». Il précise que le pain qu’il parvient à obtenir ainsi est « immangeable par des humains, mais on est obligés de s’en nourrir pour satisfaire les besoins essentiels de nos enfants ». De son côté, Mohammad Nassar, un habitant du camp de Jabalia âgé de cinquante ans, déclare : « Ce ne sont pas les bombes qui vont nous tuer mais la faim. Notre plus gros problème, ajoute-t-il, c'est que la nourriture encore disponible se vend à des prix exorbitants auxquels on ne peut faire face. Depuis le début de la guerre, le prix du kilo de tomates – pour autant qu'on parvienne à en trouver sur les marchés – a en effet été multiplié par vingt, atteignant désormais 50 shekels (environ 13 euros). » Après avoir observé que les habitants du nord de Gaza en sont réduits à pétrir leur pain à partir de pépins de fruits et d'aliments pour animaux écrasés afin de rester en vie, la correspondante du journal parisien Le Monde, Clothilde Mraffko, donne la parole à Mohammad Siham, un infirmier qui travaille pour l'organisation non gouvernementale « Médecins sans frontières » à l'hôpital al-Shifa de Gaza-ville. « Nous n'avons aucune alternative, il n'y a plus un gramme de farine blanche, déclare ce dernier. Et d’ajouter : il faut absolument qu'un cessez-le-feu intervienne très rapidement, car la famine devient visible, les gens ont perdu beaucoup de poids et chaque jour des personnes âgées perdent la vie, ne parvenant pas à couvrir leurs besoins en nutriments essentiels, et cela d’autant moins que la nourriture disponible est malsaine. Nous vivons sans protéines naturelles, sans fruits, sans légumes, sans rien ». Andrea De Domenico, chef du Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA) dans les Territoires occupés, déclare : « Il y a 300.000 personnes dans le nord de la bande de Gaza, et je n'ai aucune idée sur la manière dont ils pourraient rester en vie, sachant que les quantités de nourriture que nous avons été en mesure d’acheminer vers cette zone sont tout à fait insuffisantes, c’est une misère absolue. » Il ajoute : « Chaque fois que nous franchissons le barrage de Wadi Gaza (le point de passage nord) avec les camions d’aide, des milliers de personnes surgissent pour barrer la route des véhicules et les décharger de force », sans parler des manifestations organisées par les groupuscules d'extrême-droite israéliens qui cherchent à bloquer les camions avant qu’ils parviennent devant le point d'entrée vers Gaza. Par ailleurs, il est nécessaire de disposer d’experts en déminage à bord des camions, en raison des nombreuses munitions non explosées qui se trouve encore dans le nord. L'organisation non gouvernementale « World Central Kitchen » qui fournit à la population des milliers de repas chauds par jour, a annoncé qu'elle avait été « obligée de quitter Gaza-Ville au nord pour se replier à Rafah ».[4]
Le calvaire de la faim ne se limite pas au nord de la bande de Gaza
Pour ce qui est du sud de l'enclave, la situation l'humanitaire n'y est pas beaucoup plus favorable. Des centaines de camions des Nations unies apportant de l’aide sont bloqués en Égypte et sont soumis par les autorités israéliennes à des inspections qui se prolongent des heures durant. Par ailleurs le point de passage de Rafah « est totalement désorganisé en raison des attaques que subissent nos employés et des raids menés contre nos camions pour les vandaliser », selon le coordinateur des Nations unies. « À compter du mercredi 21 février, ajoute ce dernier, il ne restera plus à Rafah que des réserves pour un ou deux jours. ». Cela alors qu’antérieurement à la guerre, il entrait quotidiennement dans la bande de Gaza 500 camions.[5]
Le risque de famine est également accru dans le centre de la bande de Gaza. « Il existe une grave pénurie alimentaire dans l'ensemble des régions de la bande de Gaza, indique ainsi Wissam al-Zaanine, qui travaille comme médecin généraliste à la clinique du Croissant rouge à Deir al-Balah. J’ai assisté à de nombreux cas de malnutrition et de déshydratation ; on m’amène également des patients qui souffrent de gastrite touchant l'estomac et les intestins, et aussi de diarrhée résultant d'intoxications alimentaires. La plupart des gens, ajoute-t-il, ont réduit le nombre de leurs repas à un seul ou deux par jour, et leurs apports alimentaires proviennent principalement des conserves, car assez souvent il y a une pénurie totale de de pain, de riz et de pâtes ».[6]
Le 12 février, le Programme alimentaire mondial a fait savoir que les habitants de Gaza souffraient dans leur ensemble d'une situation tout à fait inédite de quasi-famine ; environ 550.000 personnes sont exposées à une insécurité alimentaire catastrophique, tandis que tous les habitants subissent à un titre ou un autre les effets du conflit[7] . Un rapport publié par le Programme alimentaire mondial le 19 de ce mois a mis en évidence que « 15,6 % des enfants de moins de 12 ans, soit une proportion de 1 pour 6, souffraient de malnutrition aiguë, cependant que 3 % d’entre eux sont atteints de dépérissement extrême, qui représente l’une des formes les plus dangereuses de malnutrition, et expose les enfants à un risque de complication médicale, voire de décès s'ils ne reçoivent pas des soins d'urgence ». D’après des examens médicaux similaires conduits à Rafah, au sud de l’enclave où les aides arrivent pourtant de manière plus efficace, « 5 % des enfants âgés de moins de 2 ans souffrent de malnutrition aiguë ». Ted Chaiban, directeur exécutif adjoint du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), indique que la bande de Gaza « est au bord de l'explosion s’agissant du nombre de décès d'enfants (décès qu’il serait pourtant possible de prévenir), qui atteint des niveaux intolérables. Depuis des semaines, ajoute-t-il, nous lançons des mises en garde pour signaler que la bande de Gaza est au bord d'une grave crise alimentaire, et que si la guerre ne s'achevait pas très prochainement, la situation alimentaire des enfants continuerait de se dégrader. Cela provoquera des décès qu’il ne sera plus possible d'éviter, ou bien des complications de santé qui auront des répercussions sur les enfants tout au long de leur vie, et même sur les générations suivantes. » Il fait également remarquer qu’avant que la guerre prenne la tournure qu’on a constatée au cours des derniers mois, « les cas de dépérissement étaient rares dans la bande de Gaza, puisque seuls 0,8% des enfants de moins de 5 ans souffraient de malnutrition aiguë, cependant que 95% des femmes enceintes ou allaitantes et 90% des enfants de moins de 2 ans sont aujourd'hui atteints de carence alimentaire grave. Dans le même temps, 95% des familles ont diminué la fréquence de leurs repas ainsi que la taille des rations ; 64% d'entre elles se contentent ainsi d'un repas par jour pour garder de quoi nourrir leurs enfants en bas âge »[8]
Affamer la population, une arme utilisée par Israël dans sa guerre contre les habitants de la bande de Gaza
« Voilà comment Israël exerce sa vengeance sur l’ensemble des habitants de Gaza. Il s’agit là d’une punition collective, Israël utilise la famine comme arme de guerre » selon les déclarations de Wissam al-Zaanine, médecin à Deir al-Balah.
La vérité, c'est qu’Israël affamait déjà la population avant même de lancer sa guerre contre les habitants de la bande de Gaza, maniant les restrictions comme une arme politique, par exemple en ne permettant l’entrée de denrées alimentaires qu’à hauteur de la quantité minimale de calories nécessaires pour rester en vie. Dov Weissglas, conseiller de l’ancien premier ministre israélien Ehud Olmert, déclarait à ce propos en 2006 : « L’idée est d'imposer aux Palestiniens un régime d'alimentation spécifique, destiné non pas à les affamer jusqu'à ce qu'ils meurent, mais à faire en sorte qu'ils souffrent suffisamment pour faire pression sur le Hamas afin qu’il capitule ou qu’il change sa position à l'égard d'Israël, ou bien pour l’expulser du gouvernement. »[9]
Depuis le 7 octobre, le gouvernement israélien recourt à la privation comme technique de guerre visant à affamer la population de la bande de Gaza. De nombreux responsables israéliens ont réaffirmé dans des déclarations publiques qu’ils avaient pour objectif de « priver les civils de Gaza de nourriture, d’eau et de combustible », ce qui constitue un crime de guerre. Le procureur général auprès de la Cour pénale internationale, Karim Khan, qui s’est rendu à Rafah en décembre dernier, a précisé que le droit humanitaire international prohibe l’utilisation de la famine des civils comme méthode de guerre, ajoutant que le Statut de Rome, qui a créé la Cour pénale internationale, « stipule clairement que priver délibérément les civils de denrées vitales peut être considéré comme un crime de guerre ».[10] (10)
Un appel international urgent visant à « empêcher la survenance d'une catastrophe plus terrible encore »
Pour contrer la catastrophe humanitaire à laquelle sont soumis les habitants de Gaza sous le regard du monde entier, et afin d'éviter une escalade des risques, dix-neuf responsables du Comité permanent inter-organisations, rattaché à l’Assemblée générale des Nations unies, ont lancé le 21 février de cette année un appel commun pour faire part de leur grande inquiétude face au « grand nombre – plusieurs dizaines de milliers – de Palestiniens qui ont été tués ou blessés, la plupart des femmes et des enfants », tandis que « près des trois quarts des habitants ont été obligés sous la contrainte de quitter leur foyer, et cela bien souvent plusieurs fois d’affilée ». Il en résulte que la population « fait face à une pénurie aiguë de denrées alimentaires, d’eau, de services d'égout et de soins médicaux, qui sont les besoins essentiels pour survivre ». Ils ont donc appelé Israël « à respecter ses obligations juridiques résultant du droit humanitaire international et des textes régissant les droits de l'homme, en fournissant alimentation et fournitures médicales et en facilitant le processus d'aide humanitaire ».
Ils ont également appelé les dirigeants du monde à « déployer tous leurs efforts pour empêcher la survenance d'une catastrophe plus terrible encore » à Gaza, et cela en œuvrant à « un cessez-le-feu immédiat », à « la protection des civils et [au] maintien des infrastructures dont ils dépendent », à « la libération immédiate des otages », ainsi qu’à « la sécurisation de points d'entrée permettant d'acheminer les aides depuis tous les points de passage possible, y compris dans le nord de Gaza ». Parmi les signataires de cet appel figurent Martin Griffith, Coordinateur des secours d’urgence et Secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires (OCHA), Qu Dongyu, Directeur général de l’Organisation pour l’alimentation et l'agriculture (FAO), Volker Türk, Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme (OHCHR), Natalia Kanem, Directrice exécutive du Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), Filippo Grandi, Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), Catherine Russell, Directrice exécutive de l'Organisation des nations unies pour l'enfance (UNICEF), Cindy McQueen, Directrice exécutive du Programme alimentaire mondial (PAM) ainsi que Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'Organisation mondiale de la santé (OMS)[11].
Traduit de l'arabe par Khaled Osman
[1] https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/guerre-gaza-famine-je-ne-peux-pas-nourrir-mes-enfants
[2] https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/israel-palestine/guerre-entre-israel-et-le-hamas-la-crainte-d-une-famine-dans-la-bande-de-gaza_6380230.html
[3] https://www.trtfrancais.com/actualites/israel-et-la-strategie-de-la-famine-a-gaza-17082161
[4] https://www.sudouest.fr/international/moyen-orient/israel/c-est-comme-les-tenebres-dans-nos-estomacs-dans-le-nord-de-gaza-la-famine-menace-et-l-aide-n-arrive-pas-18615918.php;
[5] https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/israel-palestine/guerre-entre-israel-et-le-hamas-la-crainte-d-une-famine-dans-la-bande-de-gaza_6380230.html
[6] https://reporterre.net/Il-n-y-a-plus-de-pain-de-riz-et-de-pates-Gaza-crie-famine
[7] https://www.lorientlejour.com/article/1367932/un-niveau-sans-precedent-de-conditions-proches-de-la-famine-a-gaza-selon-lonu.html
[8] https://www.who.int/fr/news/item/19-02-2024-children-s-lives-threatened-by-rising-malnutrition-in-the-gaza-strip
[9] https://reporterre.net/Il-n-y-a-plus-de-pain-de-riz-et-de-pates-Gaza-crie-famine
[10] https://www.trtfrancais.com/actualites/israel-et-la-strategie-de-la-famine-a-gaza-17082161
[11] https://www.unicef.fr/article/gaza-dix-conditions-pour-eviter-une-catastrophe-plus-grave-encore/