Si vous souhaitez vous déplacer à l'intérieur du labyrinthe que constitue la Cisjordanie, vous devrez vous abonner préalablement à des applications de localisation en temps réel et apprendre par cœur le jargon utilisé pour décrire l'état des routes, qui ressemble à peu près à ceci : « ‘Attara fluide vers l'intérieur mais fermé vers l'extérieur » ; « Goulot d’étranglement aigu sur le barrage de Deir Charaf ; « barrage d’Awarta fermé dans les deux sens » ; « Le Container circule avec difficulté », et ainsi de suite.
La Cisjordanie n'est plus faite de petits cantons, comme aiment à les appeler certaines personnes qui courent fébrilement après les comparaisons pour rapprocher la colonisation sioniste des autres situations coloniales. Cette description est contredite par la colonisation israélienne, qui a transformé l’espace palestinien en une succession d’obstacles infranchissables. Cela va désormais plus loin que les politiques punitives qu’on avait l'habitude de qualifier de « discriminations raciales envers les Palestiniens ». Il s’agit de politiques génocidaires, visant tout ce qui relie le corps au lieu, et à désintégrer tous les souvenirs spécifiques qu’il en aurait conservés. De nouvelles fragmentations apparaissent constamment jusqu’à l’échelle de l’infiniment petit. On ne peut se déplacer que sur des routes méandreuses hérissées de miradors, interrompues par des centaines de portails de contrôle , de barricades composées de sacs de sable commandant l'entrée des villages et des villes, avec des colonies implantées sur les collines, ce qui suspend l’existence des Palestinien en équilibre instable entre telle barricade de sable et tel portail d'acier ou tel checkpoint-surprise dit « volant » – selon un qualificatif devenu célèbre dans le lexique palestinien pour les différencier des checkpoints fixes.
Les déplacements au sein de ces labyrinthes ressemblent au jeu de la roulette russe, sachant que l’épreuve consistant à passer d’un barrage à l’autre et d’en sortir indemne est désormais un pari dans lequel on risque la mort. C’est une entreprise périlleuse qui, dans le pire des cas, peut vous coûter la vie, et dans le meilleur, d'être incarcéré, d’endurer les humiliations ou de subir pendant de longues heures les pires vexations.
Certains groupes présents sur Telegram accomplissent un travail extraordinaire de recensement des barrages volants, et ce, heure par heure, voire minute par minute ou seconde par seconde. Quiconque a vécu en Palestine occupée et expérimenté ces fragmentations géographiques qui se renouvellent continuellement, sait que la géographie locale est une éternelle parthénogénèse. D’une certaine manière, c’est la Cisjordanie tout entière qui est transformée en un barrage volant.
Le phénomène s'est développé après la deuxième Intifada, ces barrages ont surgi comme des parasites avides de ronger la géographie et d’en rompre la continuité. Inutile de dire que les barrages israéliens ne sont pas nés le 7 octobre, ils sont en vérité le prolongement du système de gestion par Israël de l'espace et du temps, qu’il entend réguler et contrôler. Le contrôle s’opère au moyen de politiques visant à dominer le corps palestinien, à l’atomiser et à désintégrer les relations économiques et sociales qui l’animent, en bloquant les routes et en interdisant les déplacements de manière à rendre la vie impossible.
Cela passe par l'invention d’outils de coercition destinés à transformer le voyage du Palestinien à travers le temps et l’espace en un enfer, l’enfermant dans une cellule de prison aux dimensions infimes. Israël est passé maître dans l’art de bloquer les routes pour transformer la Cisjordanie en ce checkpoint géant.
Des voitures munies d'ailes
J'appartiens à la génération qui a pris l’habitude, depuis la deuxième Intifada, de passer de longues heures dans les files d'attente aux postes de contrôle. Nous les avons ainsi expérimentés de multiples manières : par le toucher, par l’ouïe ou par la vue. Ma génération n’a plus qu’une seule utopie, celle de déambuler sur des routes ouvertes sans être arrêtée. Cela rappelle le constat de Franz Fanon dans son ouvrage Les Damnés de la terre. Pour décrire les rêves des opprimés, il explique que la première chose que les indigènes apprennent du colonisateur, c'est leur statut de prisonniers du lieu dont il est interdit de franchir les frontières. C'est pourquoi leurs rêves sont affaires de « muscles », ils n’aspirent qu’à bouger. Lorsque ce genre de rêves vous traverse, vous vous imaginez en train de courir, de vous faufiler, de faire des roulades ou de vous tordre de rire sans être rattrapé par la police. C'est la manière de l'opprimé de se libérer et de se déplacer dans toutes les directions en agitant des jambes interminables – exactement comme on rêverait, lorsqu’on est bloqué à un barrage, de disposer de voitures munies d’ailes capables de passer par-dessus ce chaos indescriptible qu’est le checkpoint !
Lors de la deuxième Intifada, ceux qui avaient connu les barrages de Surda et de Deir Bazie, établis à l’époque aux abords de Ramallah pour imposer une première séparation entre ville et campagne, séparation s’ajoutant au fait que l’intérieur du territoire était déjà fragmenté par d’autres obstacles de type « barrage mobile », ont bien vu comment le colonisateur transforme le temps en minuscules plages déconnectées, qui s’ouvrent à l’arrivée au barrage et ne se referment que lorsqu’on peut enfin respirer après avoir réussi à passer au travers.
Ces obstacles ont obligé le Palestinien à inventer des routes alternatives et une géographie autre. Le but était de louvoyer – si on peut s'exprimer ainsi – autour des routes de contournement et de toutes les formes de contrôle mises en place par un État avide de détecteurs et de caméras, ainsi que de tous les types de drones dédiés à l’espionnage et à la surveillance. À l'époque, on voyait les véhicules de transport public Ford se déplacer entre les rochers, au-dessus des collines, entre les no-man’s land et les jardins étagés et on mettait volontairement notre destin entre les mains des chauffeurs de ces minibus. C'est ainsi que certains palestiniens, en se dotant d’une solide expérience du contournement des règles imposées par l'occupant, ont bâti un environnement protégé et sécurisé passant par la conception d’un réseau d’itinéraires alternatifs. Ils ont ainsi parfois réussi à reconstituer le tissu socio-économique qui s'était fragmenté. Les chemins ne menaient plus tous à Ramallah comme ç’avait été le cas auparavant. La question qui revenait en boucle dans la bouche des passagers des minibus à l'époque était : « Dis, tu penses qu'on va arriver ? » À quoi le chauffeur, sûr de ses aptitudes naturelles, répliquait : « On va arriver pour autant que cette « fille bénie » (la voiture) ne nous lâche pas ! »
Israël procède de temps en temps à une redistribution géographique des barrages, peut-être par crainte que sa poigne de fer manifeste des signes de rouille. C’est ainsi que les emplacements des barrages qui commandent les abords des villes et des villages se sont vus modifiés à de multiples reprises au fil des années, comme si le temps devenait circulaire.
Israël est hanté par l’idée de répandre équitablement l'économie de l'oppression, au point qu’il a commencé à définir son action, à la suite des accords d'Oslo et de la mise en place de l'Autorité palestinienne, comme une « redistribution », un euphémisme pour éviter d’employer le mot « occupation ». Il entendait par cette expression rebattre les cartes des réseaux de pouvoir et des rapports de domination, et consolider son emprise coloniale.
Le temps circulaire
La machine coloniale est passé experte dans l'art de couper les communications terrestres et de fragmenter l'espace, au point que le Palestinien souffre à présent d'une maladie chronique qu’on peut appeler « déficit de géographie ». À peine la machine coloniale a-t-elle achevé une partie de son œuvre de démantèlement qu'elle repart de plus belle, et renvoie les Palestiniens aux précédents épisodes de leur histoire tragique, qui ont abouti à la séparation du territoire occupé en 1948 de celui occupé en 1967, à la dispersion des réfugiés dans une multitude de camps et à tout ce qui est intervenu entre ces épisodes de divisions sur une plus petite échelle.
Tous ces éléments se sont imprimés dans la conscience du Palestinien, sous leurs aspects culturels, sociaux, politiques et juridiques, jusqu’à cette guerre génocidaire contre la bande de Gaza, elle-même subdivisée en carrés « sécurisés » et « non sécurisés ». À cela s’ajoutent les dernières trouvailles du cerveau colonial, lequel traite le Palestinien comme s'il était un « problème de mathématique » dont l’énoncé consiste à le faire tendre vers zéro, autrement dit vers la non-existence.
En cette époque de réaffirmation inlassable de la puissance destructrice d'Israël, on a vu depuis le 7 octobre 2023 se reproduire par génération spontanée d’innombrables postes de contrôle, et tout l’appareillage qui va avec, comme par exemple les systèmes de surveillance, ramenant les Palestiniens de toutes les générations à ce qu'ils avaient vécu de politiques de morcellement. Ces politiques ont transformé la mémoire palestinienne, marquée au fer rouge par la misère spatiale et par la réduction du quotidien en un concentré de souffrance, en un véritable trou noir. Dans le même temps, cette politique rappelle constamment au Palestinien que se tient au-dessus de lui un ogre qui tient à annihiler sa relation au lieu.
Sur le barrage militaire de « Tall » – devenu un passage de substitution à celui du village de Hawara, sinistré et détruit dans la foulée de l’opération « Déluge d’al -Aqsa », qui permettait auparavant de relier Naplouse au centre et au sud de la Cisjordanie –, se forment de très longues files de voitures. Le soldat qui officie là est colérique et se divertit aux dépens des passants. Il veut constamment nous rappeler qu’ici, c'est lui le patron.
Aujourd’hui, par exemple, il a décidé de fermer le barrage, de sorte que les voitures s’agrègent en files interminables sur toutes les voies, provoquant alentour un indescriptible chaos. Une des premières fonctions du barrage est d’ailleurs d’encombrer nos lieux familiers de voitures cherchant péniblement à se dégager jusqu'à ce que la totalité des routes soit bloquées. Alors le soldat disparaît et retentissent les klaxons, les cris et les bordées d’injures, le plus souvent sous la ceinture. Tout le monde se trouve pris de tension musculaire et de crampes au bas de l'estomac, et chacun tente de ne pas se faire prendre son tour dans sa progression d'une lenteur d’escargot en direction du barrage. Ce même soldat avait déjà fermé le barrage à plusieurs reprises après avoir ordonné aux passants de se conformer au règlement. Ceux qui avaient pris sa parole pour argent comptant avaient eux-mêmes entrepris de faire reculer les voitures en criant. Il y aura toujours des gens prêts à jouer les petits chefs !
Une vieille dame usée par la vie, qui était assise à mes côtés, a déclaré : « Ne supportent la basse-cour que les poulets miteux », avant de se couvrir la bouche avec l'extrémité de son foulard, puis de déverser ses imprécations contre ces « fils de vieilles peaux ». Là, je me suis dit : « Elles sont là, les basses-cours : voilà en quoi l’occupation israélienne a transformé nos lieux de vie ! » Le fil de mes pensées a été interrompu par un cri - cri qui n’a pas tardé à se prolonger en bagarre. Il faut dire que les muscles étaient tendus et les esprits sur le qui-vive.
Ici, il n’y a rien qui paraît logique au premier abord. Un soldat décide de fermer le barrage pour punir collectivement la population, et certains de ceux qui sont coincés décident de se bagarrer avec d’autres qui subissent le même sort, juste parce qu’ils ont essayé de les doubler. Une fois de plus, j’ai pensé à Fanon et à la manière dont il a disséqué le comportement des opprimés, parlant d’un syndrome de fuite qui empêche de distinguer l’ennemi véritable, et notant que les muscles échauffés par les provocations se retournent les uns contre les autres.
Après s’être comblé la vue du spectacle de ce chaos infligé aux usagers, ledit soldat a fini par rouvrir le barrage. Lui et les autres soldats présents à ses côtés ont sorti leurs téléphones portables et se sont amusés, tout en échangeant ricanements et clins d’œil, à prendre des photos des voitures qu’il avait immobilisées à perte de vue dans toutes les directions. C’est là que la vieille dame est sortie de sa somnolence pour me demander : « On dirait qu’on va passer. », à quoi j’ai répondu : « En effet ». Elle a levé les paumes vers le ciel et a murmuré une imprécation contre les soldats. Surpris par la violence de son vœu, j’ai éclaté de rire et repensé à notre vie prise dans cette calamité étouffante qui a pour nom « Israël ». Il suffit de se tenir au barrage militaire de « Tall » et de se souvenir du barrage de Surda pour se demander ce que c’est donc que cette vie qui vous renvoie inexorablement au point zéro, vous confrontant à une machine coloniale réduite à toujours revenir à son point de départ. Peut-être notre réponse devrait-elle consister elle aussi à recommencer depuis le début notre résistance à cet État.
Traduit de l'arabe par Khaled Osman