La guerre israélienne contre Gaza a suscité en Jordanie dès le premier jour des craintes et des spéculations qui ne cessent de croître. L'establishment jordanien, l'opposition et l'opinion publique sont tous à la recherche de réponses aux menaces qui pèsent sur le pays, et les déclarations officielles contre la politique israélienne adoptent un ton nettement plus vif qu’il ne l’a jamais été depuis la signature du traité de paix avec Israël en 1994. Des manifestations massives ont partout eu lieu, aussi bien dans les villes que dans les camps. Qu'est-ce que la Jordanie craint précisément, en tenant compte de la durée de cette guerre et de la probabilité de son extension ? Quelles sont les menaces qui pèsent sur la sécurité nationale de la Jordanie et quels sont les moyens dont dispose Amman pour faire face à ces menaces ?
Les Jordaniens de toutes opinions, de tous milieux et de toutes origines sociales s'accordent aujourd'hui à dire qu'Israël représente le plus grand danger pour la sécurité et la stabilité de leur pays. La fuite en avant d'Israël vers le fanatisme religieux et le chauvinisme, tant au niveau de l'État que de la société, est considérée comme une menace existentielle pour l'État jordanien, sa souveraineté et son identité nationale. Toutefois, ce large consensus ne signifie pas nécessairement un accord unanime sur la manière de faire face, ni sur les moyens à mettre en œuvre ou sur les alliés à solliciter.
La guerre d'Israël contre Gaza a pris les Jordaniens par surprise alors qu'ils suivaient avec une appréhension croissante la dérive d'Israël vers l'extrême droite. L'establishment politique israélien, qu'il s'agisse de l'État ou de l'opposition, ne se souciait plus des intérêts et des sensibilités de la Jordanie, du moment où ses priorités ont commencé à changer pour se concentrer sur une expansion rapide des colonies en Cisjordanie et une accélération de la judaïsation de Jérusalem, sapant ainsi toute possibilité de créer un État palestinien indépendant dans le cadre de ce qu’on appelle la solution des « deux États ». Tout cela posait un redoutable défi à la Jordanie dans son rôle de « gardienne » des lieux saints islamiques, et en particulier de la mosquée Al-Aqsa et du Noble Sanctuaire.
L'establishment politique jordanien a été profondément déçu lorsque les États-Unis, l'allié le plus important de la Jordanie, ont adopté intégralement le point de vue israélien au moins deux fois en moins de cinq ans, alors qu'ils étaient conscients des préjudices qu’ils faisaient subir aux intérêts de la Jordanie, les considérant comme de simples « dommages collatéraux ». La première fois a été celle du « deal du siècle » lancé par l'administration Trump, qui a été planifié et rendu public sans que la Jordanie en soit informée ou n'y participe, et au détriment de ses intérêts. La deuxième, c’est lorsque les États-Unis ont apporté un soutien inconditionnel à Israël dans sa guerre contre Gaza. Sous la direction de Joe Biden, l'administration démocrate est passée de la partialité traditionnelle en faveur d'Israël à un véritable partenariat, sans nullement se soucier des craintes profondes générées par cette guerre, tant pour les intérêts de la Jordanie que pour la stabilité régionale.
Des intérêts vitaux menacés
Sans minimiser l'importance des liens historiques, géographiques et religieux qui poussent la Jordanie et les Jordaniens à exprimer leur solidarité avec le peuple palestinien en Cisjordanie et à Gaza, la Jordanie a surtout des intérêts nationaux qu'elle cherche coûte que coûte à défendre.
Le premier d'entre eux est la solution dite des « deux États ». Dans une perspective jordanienne qui remonte à trois décennies, la création d'un État palestinien vivable représente la première ligne de défense de l'« entité » et de l'identité jordaniennes. Sans un tel État, la porte restera ouverte aux projets de la droite israélienne qui consistent à résoudre la question de Palestine en dehors du territoire de la Palestine elle-même, c'est-à-dire en Jordanie, aux dépens à la fois de la Jordanie et des Palestiniens. Depuis que la Jordanie s'est désengagée administrativement et légalement de la Cisjordanie en 1988, et surtout depuis que le roi `Abdullah II est monté sur le trône en 1999, cinq ans après la création de l'Autorité palestinienne et la signature du traité de paix jordano-israélien, la Jordanie en est venue à adopter dans sa politique étrangère le principe selon lequel « la Jordanie est la Jordanie et la Palestine est la Palestine ». Ce principe jouit d'un soutien massif qui s'amplifie chaque fois que les dirigeants de la droite israélienne font une déclaration rejetant la solution des deux États ou appelant à l'expulsion des Palestiniens – et chaque fois que des cartes sont publiées, incorporant la Jordanie, totalement ou partiellement, dans le « Grand Israël ».
C'est peut-être pour cette raison en particulier que les responsables jordaniens, au cours de la guerre contre Gaza, ont été plus catégoriques dans l'expression du rejet par la Jordanie de l'expulsion forcée des Palestiniens de la bande de Gaza, un sujet abordé par plusieurs responsables israéliens tant au niveau politique qu'au niveau militaire. Lors du sommet du Caire pour la paix, le 21 octobre 2023, le roi `Abdullah II a déclaré que la Jordanie « rejetait catégoriquement l'expulsion forcée des Palestiniens et toute politique qui les obligerait à quitter leur terre ». Une telle expulsion est considérée par le roi comme « un crime de guerre en droit international et une ligne rouge pour nous tous »[1] (1). À plusieurs reprises, le roi s'est engagé à défendre les frontières de la Jordanie au cas où elles seraient exposées à ce danger.
Le Premier ministre jordanien, Bishr al-Khasawneh, est allé encore plus loin en déclarant, le 26 novembre, que « toute tentative ou toute circonstance créée pour expulser les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie est une ligne rouge que la Jordanie considérera comme équivalente à une déclaration de guerre »[2] (2). Le 6 novembre, il avait estimé qu'une telle menace constituait « une violation du traité de paix avec Israël et nous ramène à un état de non-paix », faisant probablement allusion à l'article II, principes généraux, paragraphe 6, qui stipule que les deux pays « considèrent également que tout mouvement forcé de population à l'intérieur de leurs deux domaines qui a un impact négatif sur l'une ou l'autre partie ne doit pas être autorisé ». La diplomatie vigoureuse du ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman al-Safadi, s'est articulée autour de ces grands principes.
Parallèlement à cette attitude officielle, des manifestations ont exprimé le rejet par les Jordaniennes et les Jordaniens de la « conspiration de la colonisation », la « patrie alternative » et l’« expulsion »[3](3). Ils ont appelé l'Etat à abroger les accords de coopération conclus avec Israël, notamment l'accord d'exportation de gaz et l'accord « eau contre électricité », et sont allés jusqu'à demander l'abrogation du traité de paix lui-même. Ils demandent de se préparer à faire face au pire scénario dans les relations avec Israël, et cela en relançant l'entraînement militaire obligatoire.
Le deuxième de ces intérêts vitaux concerne la question des réfugiés palestiniens, dont 40% vivent en Jordanie et représentent environ la moitié de la population du pays. Le droit au retour et à l'indemnisation de ces derniers est aujourd'hui devenu moins prioritaire face au risque d'une « nouvelle expulsion forcée » ou d'une « seconde Nakba ». Les autorités jordaniennes reconnaissent depuis longtemps les difficultés inhérentes au retour des réfugiés dans leur patrie d'origine, mais elles n'ont pas pour autant abrogé leur droit de l’exercer ni renoncé aux droits individuels de leurs citoyens à une compensation pour la perte de leurs biens et leurs souffrances résultant de la première Nakba. En outre, la Jordanie exige une compensation en tant que pays d'accueil pour les charges qu'elle a supportées pendant plus de 75 ans.
Si la création d'un État palestinien pourrait constituer une solution partielle au problème des réfugiés de 1967 et de certains réfugiés de 1948, et peut-être une compensation « morale » du droit au retour, l'absence de toute possibilité de créer un État palestinien et d'exercer le droit au retour et à la compensation maintiendra toujours les questions d'intégration et de citoyenneté des réfugiés au centre du débat national en Jordanie. En raison de l'assaut actuel sur Gaza, la question du retour des réfugiés a été remplacée, du moins temporairement, par celle de la prévention d'une nouvelle vague d'exode et d’une « nouvelle Nakba ». Cependant, cette question n'a pas disparu de l'agenda de la Jordanie et des Jordaniens et il est très peu probable que cela arrive.
Le troisième intérêt national jordanien menacé, avant mais surtout après le 7 octobre, est la tutelle hachémite traditionnelle sur la mosquée Al-Aqsa et son sanctuaire, une tutelle plus que centenaire. La Jordanie a pris soin de l'insérer dans l'article 9, paragraphe II, du traité de paix qui stipule qu'« Israël respectera le rôle spécial du Royaume hachémite de Jordanie dans les sanctuaires islamiques de Jérusalem ». La Jordanie était soucieuse de conclure un accord avec la partie palestinienne, soulignant ce rôle de gardienne des lieux saints, et d'obtenir une délégation officielle de l'Autorité palestinienne, de l'OLP et de l'« État de Palestine » pour que cette tutelle se poursuive, conformément à l'accord conclu entre le roi de Jordanie et le président palestinien Mahmud `Abbas le 31 mars 2013.
La Jordanie observe avec une grande anxiété ce que l'on appelle à Amman la « ‘religionisation’ du sionisme et la ‘sionisation’ de la religion » qui a conduit à une division temporelle effective de la mosquée Al-Aqsa au cours des deux dernières années. Elle s’inquiète des efforts déployés par une faction israélienne en vue de procéder également à une division spatiale d'Al-Aqsa.
La tutelle de la Jordanie sur Al-Aqsa est, du point de vue jordanien, l'un des piliers de la légitimité de son régime politique. Tout dirigeant jordanien aura du mal à accepter la perte de cette tutelle. Dans une région où l'on assiste à une contamination de la religion par la politique, et où de nombreux régimes et mouvements politiques se servent de la religion dans leurs discours et leurs actions, toutes ces manœuvres israéliennes ne manqueront pas d’entraîner des conséquences désastreuses.
La sécurité d'abord
Le quatrième intérêt national de la Jordanie est clairement lié à la sécurité et à l'agressivité israélienne croissante en Cisjordanie. On peut parler ici de trois sources d'inquiétude et de prudence pour les décideurs jordaniens :
Premièrement, la contrebande d'armes vers la Cisjordanie à travers le territoire jordanien, en réponse à la popularité croissante de la résistance armée dans la conscience des Palestiniens vivant sous l'occupation. Les enquêtes menées auprès de l'opinion publique palestinienne en témoignent, de même que la présence de plusieurs puissances régionales influentes, prêtes à financer la contrebande d'armes des pays voisins vers la Cisjordanie en passant par la Jordanie[4] (4).
Deuxièmement, l'anxiété résultant de la transformation de la Jordanie en terrain d’une guerre par procuration entre l'Iran et ses alliés d'une part et Israël et ses alliés occidentaux, en particulier les États-Unis, d'autre part. Les radars jordaniens ont enregistré de nombreux cas de violation de l'espace aérien et de la souveraineté de la Jordanie au cours des quatre premiers mois de l'assaut contre Gaza. Ces violations ont culminé avec le bombardement d'un avant-poste militaire américain à la frontière entre la Jordanie, la Syrie et l'Irak, qui a tué trois soldats américains et en a blessé 34, sans compter les drones et les missiles tirés sur des cibles israéliennes depuis le Yémen et l'Irak, qui ont traversé l'espace aérien jordanien. Si, jusqu'à présent, il a été possible de contenir et de contrôler ces incidents épars, la guerre en cours contre Gaza et le risque croissant qu'elle s'étende font craindre le pire.
Troisièmement, la Jordanie reconnaît que l'« Etat profond » israélien, avec lequel elle a longtemps réussi à coopérer, même au plus fort de son désaccord avec la classe politique, est lui-même en train de dériver vers l'extrémisme religieux et chauvin qui imprègne à présent l'ensemble de la société israélienne. Les institutions de « l'Etat profond », qu'elles soient sécuritaires ou militaires, ne sont plus un « brise-lames » qui préserve les relations entre les deux parties, comme c'était le cas auparavant, mais deviennent un problème de plus à ajouter à tous les autres. On s'attend en Jordanie au plus haut niveau à ce que les tensions avec ces institutions israéliennes, dont un tiers du personnel appartient désormais à l'extrême droite, s'aggravent au cours des prochaines années. Une nouvelle génération d'officiers de l’armée et de chefs des services de sécurité appartenant à l'extrême droite prendra la direction de ces institutions. Il s'agit de séfarades et de colons qui affichent une plus grande volonté de s'engager activement sur le terrain, tandis que les éléments ashkénazes et sionistes libéraux iront travailler dans le domaine techniquement plus complexe de l'armement, comme l'armée de l'air, la guerre cybernétique et d'autres domaines similaires.
Pour faire face à ces menaces, toutes les institutions de l'État ont eu recours à la réduction du « fossé des attentes » entre elles et l'opinion publique en colère qui exige des prises de position et des actions plus fermes. Cela explique en grande partie le changement officiel d’attitude à l'égard d'Israël, qui ne s'était pas produit depuis le traité de paix de 1994 et qui a permis aux citoyens d'exprimer leur point de vue dans des centaines de manifestations. La Jordanie craint que ce fossé ne se creuse au point de la déstabiliser, dans un contexte de crise sociale et économique à laquelle s'ajoute une confiance populaire limitée dans le processus de réforme politique lancé il y a quelques années. Beaucoup d’observateurs et d’analystes régionaux estiment en plus que la guerre contre Gaza pourrait avoir pour conséquence, à moyen ou à long terme, le déferlement d’une troisième vague du « Printemps arabe » ou la renaissance du courant politique islamiste après des années de reflux en raison des persécutions dont il a été l’objet dans l'ensemble de la région. Tout cela se conjugue avec un accroissement d la popularité des acteurs non étatiques et un effondrement de la confiance dans les courants démocratiques libéraux et civiques, en raison du soutien massif et inconditionnel apporté à Israël par les Occidentaux.
Contrairement à certains points de vue occidentaux selon lesquels le changement dans la position officielle de la Jordanie s’explique par la présence dans le pays d'une « masse critique de Palestiniens », il est évident que les élites politiques, tribales et bureaucratiques proprement jordaniennes jouent elles-mêmes un rôle de premier plan dans ces protestations populaires contre Israël. Ce sont elles qui ont mis en avant les mots d’ordre de ces protestations, et elles l'ont fait pour défendre la Jordanie, en tant que patrie, État et identité, et non par simple compassion pour les Palestiniens ou pour soutenir leur résistance à Gaza.
Options et alternatives
Les différents forums politiques, intellectuels et médiatiques en Jordanie ont évoqué un large éventail d'options que la Jordanie devrait « garder sur la table » pour faire face aux défis. Voici cinq des plus importantes d'entre elles[5] (5) :
Premièrement, étant donné que la Jordanie se trouve en fait, bien que contrairement à son désir, sur la voie d’un conflit ouvert avec le « nouvel Israël » qui s'enfonce chaque jour davantage dans l'extrémisme, il est tout à fait normal que la Jordanie se désengage de sa dépendance à l'égard d'Israël, en particulier dans des domaines aussi vitaux que l'énergie, le gaz, l'électricité, l'eau et l'alimentation. Cela est d’autant plus urgent que l'une des leçons les plus importantes de l'assaut israélien sur Gaza est la rapidité avec laquelle Israël a coupé tous les moyens de survie, en interrompant l'approvisionnement en gaz, en électricité, en carburant, en médicaments et en moyens de communication.
Deuxièmement, s’il n'est peut-être pas judicieux d'abroger le traité de Wadi `Araba, même si beaucoup le réclament, les décideurs devraient envisager un tel scénario et se préparer à ses probables répercussions. Il s'agit de la carte ultime dont dispose la Jordanie contre Israël, mais il faut pour l'utiliser entreprendre certaines démarches, et la Jordanie ne semble pas encore prête à s’y engager.
Troisièmement, le passage progressif de la dépendance vis-à-vis de l'extérieur à l'auto-dépendance devrait se faire en diversifiant les ressources nationales et les relations régionales et internationales sur les plans politique et économique, en ne comptant plus presque totalement sur les États-Unis, en évitant de céder au chantage américain en ce qui concerne l'Iran, la Syrie et l'Irak (mais sans nécessairement passer dans un autre camp ou échanger un allié contre un autre) … Ce sont là les seuls moyens possibles et disponibles pour atteindre cet objectif.
Quatrièmement, la Jordanie devrait être ouverte à toutes les composantes du peuple palestinien et ne pas « mettre tous ses œufs dans le même panier ». Elle devrait être ainsi prête à s'engager dans les efforts visant à rétablir le dialogue, la réconciliation et l'unité entre les différentes factions palestiniennes, y compris le Hamas. Cette exigence est considérée comme essentielle pour défendre la sécurité et la stabilité de la Jordanie, pour renforcer son rôle et sauvegarder ses intérêts.
Cinquièmement, tous les Jordaniens sont d'accord sur le fait qu’il est absolument nécessaire de renforcer le front intérieur, l'unité nationale, le tissu social, face aux vents contraires suscités par des intérêts sectaires avec le soutien de certaines puissances régionales. Cela devrait s’accompagner d’un processus de réforme interne aux dimensions multiples, notamment politiques.
[1] Le discours de SM le roi Abdallah II à la conférence du Caire pour la paix, 21/10/2023.
[2] Khasawneh : « Toute tentative de transférer les Palestiniens de Gaza ou de la Cisjordanie ou de créer des conditions pour la faire aboutir est une ligne rouge, et la Jordanie la considérera comme une déclaration de guerre », Agence de presse jordanienne Petra, 6/11/2023.
[3] Pour connaître la position de la Jordanie, voir « Le Roi : Jérusalem est une ligne rouge, non à la relocalisation, non à la patrie alternative », 27/3/2019.
[4] Tariq Dilawani, « Israël se propose de construire un mur sur ses frontières avec la Jordanie… », Independentarabia, 2/8/2023.
[5] Pour plus de détails, voir Oraib Rantawi, « Policy Paper, La Jordanie dans un contexte régional et international mouvant, les scénarios de la prochaine période », palthink for Strategic studies.