Ô toi ma mère
Et vous, mon père, mes frères, ma famille, mes amis
Qui êtes peut-être vivants
Qui êtes peut-être morts
« Lettre depuis l’exil », Mahmoud Darwich
La question que le poète Mahmoud Darwich adressait à sa mère dans sa « Lettre depuis l’exil » est aussi celle qu’Imane se posait à elle-même quand elle a essayé de téléphoner à sa sœur Tasnime, priant Dieu que cette fois-ci, elle parvienne enfin à capter le réseau: elle espérait se rassurer sur le sort de sa famille, qui vit dans une ville dont la mort est devenue le nom.
Chaque jour qui passe apparaît à Imane de plus en plus long, chargé d’angoisse et de ressassement, elle le vit dans la terreur et la panique que le nom d’un des membres de sa famille ou de l’un de ses amis vienne allonger la liste des décès. Il faut dire qu’elle ne vit pas avec eux, faisant partie de ces personnes originaires de Gaza qui ont quitté l’enclave pour émigrer à l’étranger. De ce fait, elle vit une autre guerre en plus de celle que vit sa famille, puisqu’elle passe le plus clair de son temps suspendue aux bulletins d’information pour suivre le déroulement de la guerre. Ces images, elle n’en est pas simplement spectatrice, comme le serait toute autre personne, elle en est aussi partie prenante, même si c’est depuis un pays fort éloigné du sien.
Imane Ali (31 ans) vit depuis de nombreuses années en proie au tourment intérieur, elle assiste à la façon dont les maisons sont démolies au-dessus de leurs habitants. « Nous avons tout vu au cours de cette guerre, déclare-t-elle, et ‘‘génocide’’ me paraît le terme approprié pour la désigner, un génocide perpétré au vu et au su du monde entier. Rien ni personne n’échappe à la mort, à la destruction ou à la brûlure : ni les personnes âgées, ni les enfants, ni les femmes, ni les pierres et ni même les arbres. » Imane a vécu de nombreuses guerres à Gaza, elle a grandi en apprenant ce vocabulaire- là. Mais paradoxalement, cette guerre est la plus dure pour elle, car c'est de derrière un écran qu’elle assiste à la mort des êtres chers et des amis.
Malgré tout, elle est contrainte de poursuivre sa vie si peu ordinaire, en dépit du spectacle cruel et, par bien des côtés, surréaliste dont elle est témoin. Elle vit en effet dans un pays où le Palestinien ne suscite aucune compassion, et où il n’est même pas considéré comme humain. « Sur mon lieu de travail, en Allemagne, la seule question qu’on me pose est : est-ce que tu arrives à travailler ? Si je réponds que je n’y arrive pas, ils vont tout simplement trouver quelqu’un d’autre pour me remplacer. Je vis donc entre deux mondes : d’un côté celui où je suis présente physiquement et où je dois travailler, car sans travail il me serait impossible de vivre, de l’autre celui que je porte dans mon cœur, dans mon âme et dans tout mon être, à savoir Gaza. »
J’ai pris l’habitude d’échanger de longues lettres avec Imane pour prendre de ses nouvelles dans cet exil qui lui pesait, et aussi des nouvelles de sa famille confrontée depuis plus de deux mois aux affres de la guerre. Cependant, j'était gênée de l’interroger au moment où les siens vivaient un de ces génocides qui anéantissent absolument tout, et alors que l'occupation les dépouille de la moindre liberté à laquelle ils songeraient à s’accrocher autour d’eux, les considérant comme des « animaux humains » selon les mots qu’a utilisés le ministre israélien de la Défense, Yoav Galant.
Des sentiments assassinés, une existence effacée
Imane me parle souvent de l’horreur et de la cruauté des scènes auxquelles assiste sa famille dans le quartier de Shuja‘iyya à l’est de Gaza-ville ; les membres de sa famille ont choisi de rester à leur place, ignorant les mises en garde de l'occupation leur enjoignant d’entamer un exode vers le Sud. Il faut dire que pour eux, tous les endroits sont synonymes de mort, quand bien même celle-ci peut emprunter des formes multiples dans une ville où il n’y a plus ni électricité, ni eau ni nourriture.
Un matin, alors qu’Imane était à son travail, elle a réussi à entrer en contact avec sa sœur Tasnime, âgée de 18 ans. Elle a trouvé sa sœur en larmes, la voix fatiguée, exsudant la peur et l’angoisse. « On est parties de la maison de notre oncle, lui a expliqué Tasnime, et maintenant on ne sait plus où aller : les chars encerclent la zone, et tu sais ce qui se passe quand on se retrouve entourés de chars. »
La famille d’Imane est à présent traquée face au danger de mort qui la poursuit où qu’elle se trouve, à l’intérieur comme à l’extérieur, sur terre comme en mer. Cela tient à l’action des chars israéliens déchaînés, venus effacer ce qui restait de vie dans cette ville, et aussi à l’absence de salut possible quand les options qui permettraient d’échapper aux menaces sont quasiment réduites à néant.
Imane est restée en contact avec sa sœur au téléphone durant leur périple destiné à se trouver un nouvel endroit moins mortifère Ils ont fini par arriver jusqu’à une école qui abritait des réfugiés de toute la région.
« Quand ma famille est entrée dans l’école, m’a rapporté Imane, j’ai eu un pincement au cœur, je sentais qu’il allait se passer quelque chose. Aussi ai-je insisté longuement auprès de ma sœur pour que la famille reste à l’abri des salles de classe et qu'elle ne s'aventure surtout pas dans la cour. » Et, de fait, Imane avait vu juste : pendant qu’elle parlait avec sa sœur, les forces d’occupation ont bombardé la cour de l’école et on a entendu retentir des cris stridents chargés de peur et d’effroi. Les cris et les hurlements étaient tellement terrifiants qu’Imane a senti la terre trembler sous ses pieds, de ce même tremblement qui agitait l’école, et la douleur l’a gagnée jusque dans son propre corps. Elle se sentait totalement oppressée, paralysée par l’impossibilité de faire disparaître les scènes de panique et d’effroi que traversait sa famille tandis qu’elle les entendait articuler une dernière prière et hurler. Les rescapés qui vivent en exil sont eux aussi tués, non pas par la mort, mais par la vie, et par le sentiment de culpabilité d’avoir survécu. Telle est la rançon de l’exil.
Résilience et survie
« Dieu soit loué, Imane, nous sommes en vie, en vie ! » Tel est le cri triomphant qu’a poussé sa sœur, dans cette époque où échapper à la mort est devenu matière à célébration. Tasnime, qui a obtenu l’année dernière son baccalauréat avec une note moyenne de 96,5/100, nourrissait le rêve de faire des études de design. « Si tu voyais les vêtements qu’elle dessine, me confirme Imane, ils sont extra ! Elle est tellement adroite qu’elle a conçu elle-même une robe entière à partir de zéro et en a assuré seule la confection. » Hélas, Tasnime a été confrontée au malheur et au désespoir, et elle a déjà vu, elle qui pourtant n’est encore qu’à l’orée de son parcours, suffisamment de catastrophes pour remplir des vies entières. La guerre tue les espoirs et les rêves, elle déforme la mémoire et efface tout ce qui existe, de telle sorte que le seul rêve qui vaille devient celui de réchapper à la mort, rien de plus.
Lorsque la fréquence des bombardements à baissé, la famille d'Imane est sortie de l'école pour aller chez un parent proche. « Alors que j’étais avec eux au téléphone, m’a-t-elle expliqué, j'ai entendu la voix de mon frère qui criait : ‘‘Apportez vite un pansement pour qu’on l’appliquer sur sa jambe !’’ Affolée, j’ai hurlé : ‘‘Mais qui donc est blessé, Tasnime ?’’ À quoi elle a répondu dans un souffle : ‘‘C’est mon cousin qui a été blessé.’’ Et aussitôt après, nous avons été coupés. »
Imane est partie ensuite reprendre le travail, en larmes et se faisant un sang d’encre.
Le numéro que vous demandez ne peut être joint pour l’instant…
Elle a perdu tout contact avec sa famille pendant environ cinq jours. Elle essayait de les appeler des dizaines de fois par minute, leur envoyant aussi d’innombrables messages que personne ne réceptionnait. Elle me dit que cette guerre l’a épuisée avant l’heure, car il ne s’agit pas d’une simple guerre, c’est un calvaire dont certains raffinements vous tuent à petit feu quand vous êtes en exil, vous réduisant à l’état d’un cadavre dont l’heure d’enterrement n’a pas encore sonné.
Elle entendait quotidiennement des nouvelles t de Shuja‘iyya, des détails sur la manière dont le cancer avait atteint un stade avancé et s’était propagé à tous les organes du quartier. Celui-ci était en effet devenu un terrain de chasse pour les chars israéliens, cependant que les forces d’occupation ne laissaient pas passer un jour sans le soumettre au rouleau compresseur des « ceintures de feu » – pour ceux qui ne connaîtraient pas l’expression, il s’agit d’envoyer des avions miliaires pilonner une zone ciblée en lâchant simultanément sur elle un déluge d’obus lourds.
À quelques minutes du paradis
« Imane, Dieu soit loué, nous sommes sains et saufs ! » Ce seul message était de nature à vendre à réinsuffler de la vie dans le corps d’Imane, après les multiples scénarios qu’elle avait élaborés dans sa tête, traversée en permanence par la crainte de subitement recevoir un message lui annonçant le décès des siens. Y a-t-il plus cruel pour l'être humain que d’être envahi par le sentiment de perte de ses proches avant même que celle-ci ne survienne ? Y a-t-il plus cruel pour l’être humain que d’être privé d’accorder aux siens disparus un ultime adieu ?
Tasnime a pu raconter à sa sœur, une fois les communications rétablies, les détails de ce que sa famille avait eu à subir au moment de sortir de l’école, tout le désespoir, la douleur et l’effroi qui l’avaient traversée au cours de leur séjour chez leurs proches. Les rues de Gaza se sont transformées en un grand cimetière rempli de dépouilles d’hommes, de femmes et d’enfants jetés un peu partout sans pierres tombales, personne ne connaissant l’identité des cadavres étendus au sol.
Tasnime a comparé ce calvaire à celui du Jour de la résurrection, des humains terrifiés et égarés marchant pour fuir le vacarme de la mort qui enveloppait tous les habitants de Gaza. Ils ont assisté à des scènes indicibles, que les mots eux-mêmes sont impuissants à décrire compte tenu du degré d'enfer et de destruction qui s’est abattu sur Gaza, aussi manifeste que l’éclat du soleil.
« Mes proches avaient très peur, commente Imane, ils essayaient de préserver ma petite sœur Lola, âgée de 13 ans, craignant qu’elle assiste à ces scènes qu’aucun esprit humain n’est capable d’appréhender. Ils n’arrêtaient pas de lui dire ‘‘Ne regarde pas par terre, lève les yeux vers le ciel.’’»
Tasnime elle-même a été frappée par un éclat d’obus lors du bombardement de l’école. « Au moment précis où elle était avec moi au téléphone, et qu’elle m’a lancé : ‘‘Imane, Dieu soit loué, nous sommes sains et saufs !’’, elle a été touchée par un obus. Toutefois, elle a gardé son calme et s'est abstenue de crier pour ne pas m’effrayer et pour m’éviter de me faire trop de souci pour elle. » Le frère d’Imane (27 ans) a lui aussi été touché par un éclat d’obus, qui est resté logé dans sa jambe pendant plusieurs jours sans qu'on puisse l'extraire faute de moyens. Il en est allé de même pour la femme de son cousin paternel, qui a été blessée en plusieurs endroits avant de décéder.
À Gaza, les plus chanceux sont ceux qui se trouvent une tombe où leur mémoire pourra être honorée, mais les membres de la famille d’Imane ne figurent pas parmi ces heureux élus. Ils ont été contraints d’enterrer la femme de leur cousin dans l’immeuble même où ils avaient trouvé refuge. Celui-ci a abrité jusqu’à 75 personnes qui s’y sont retrouvées coincées, surprises par l’intensité du bombardement et les frappes soudaines. « Comme ils ne savaient pas où enterrer leur proche, commente Imane, et qu’ils ne pouvaient pas non plus sortir de l’endroit, le cadavre est resté avec eux une nuit entière. À la fin, sachant qu’il fallait aussi préserver les nombreux enfants présents dans l’immeuble, ils n’ont pas trouvé d’autre solution que d’arracher le carrelage pour inhumer la dépouille au-dessous. »
Les tentatives de sauvetage
Un jour, les chars israéliens se sont rapprochés de l’immeuble qui abritait la famille d’Imane et tous les autres qui s’y était réfugiés, et les soldats de l’occupation ont commencé à appeler à travers les mégaphones : « Y a-t-il quelqu’un ici ? », mais l’endroit était plongé dans le silence et la peur, et personne n’osait ouvrir la bouche de peur que l’occupant ne prenne l’immeuble pour cible et tue tous ceux qui s’y abritaient. « Donc, ils ont continué à appeler, raconte Imane, on avait échangé entre nous des signes pour que personne ne parle, mais il y avait avec nous un bébé qui a été soudain pris d’une envie de pleurer, alors un des hommes du groupe a pris un oreiller et l’a étouffé avec ; à la mère qui le dévisageait d'un air interloqué, il a seulement répliqué : ‘‘Mieux vaut la mort d’un seul que celle de soixante-quinze.’’ »
Voilà une des scènes que les caméras ne documentent pas, mais qui restent suspendues dans la conscience sans s’effacer avec le temps. Chaque jour qui passait était une dure épreuve pour la famille d’Imane, sachant que ses proches cherchaient une issue au milieu de cette cécité complète, ne sachant où s’abriter, se déplaçant d’une zone de mort certaine à une zone de mort différée, dans des tentatives sans cesse renouvelées pour trouver le salut même quand les chances paraissaient nulles.
Le complexe de survie
Quant à Imane, sa situation est comparable à celle de beaucoup des Gazaouis qui se sont exilés : son âme est tourmentée, et elle n’en peut plus de compter les jours du génocide dans l’attente du jour où sa famille pourra s’en sortir et où elle pourra de nouveau les revoir. Elle n'a pas réussi à contrôler ses larmes tandis qu'elle se remémorait la façon dont Gaza s’était transformée en un clin d'œil en un gigantesque hall de funérailles. Elle n’aurait jamais imaginé que sa famille vivrait des situations aussi pénibles humainement, et que la liste des défunts parmi sa famille et ses amis s’allongerai autant.
« J’ai honte de dormir alors que ma famille ne dort pas, nous confie-t-elle, et même les souffles que je respire sont lourds à mon cœur. Lorsque je bois ou que je mange, je sens que c’est du poison qui me descend dans l’estomac, et j'ai déjà perdu dix-sept kilos depuis le début de cette guerre. Pendant les incidents, j’avais des crises de panique épouvantables, j’avais du mal à respirer et je ressentais des douleurs dans la région du buste et de l’épaule. Tous mes espoirs se cristallisent actuellement dans la prière suivante : ‘‘Mon Dieu, protège ma famille et accorde-lui le salut, je ne demande rien d’autre à la vie.’’ »
Tout ce qu’Imane fait, c’est aspirer, selon l’expression du poète palestinien Mourid Bargouthi, qui, dans son poème « Les aspirations », écrivait : « Mon aspiration la plus chère serait de pouvoir répondre au téléphone qui sonne tard dans la nuit sans aussitôt redouter la catastrophe. »
J’entends tous les jours des dizaines d’histoires à propos de Gaza et de la guerre, et celle-ci n’en est qu’une – celle que j’ai entendue de la bouche d’Iman, « la jeune fille exilée en Allemagne » – parmi d’autres qui toutes mériteraient d’être consignées.
Les Gazaouis qui s’exilent réchappent aux bombardements et à la mort sous les décombres, mais ils risquent d’être rattrapés par la mort que provoquent la peur et le désespoir qu’on ressent pour sa famille… C’est ce qui est arrivé il y a quelques semaines à Chadha al-Kafarna (23 ans), qui a succombé à un infarctus, ainsi qu’à Samar al-Cheikh (30 ans), dont le cœur a subitement cessé de battre, sans doute d’avoir été trop exposé à la douleur et à l’inquiétude qu’elle ressentait pour sa famille.
Traduit de l'arabe par Khaled Osman