Antisionisme = antisémitisme ?
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Comme la plupart des conflits entre Israël et les Palestiniens, la guerre de Gaza s’est traduite en France par une augmentation des actes racistes et notamment antisémites. Certains en ont profité pour reprendre l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme. Les faits sont pourtant têtus.

« Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » Cette déclaration d’Emmanuel Macron dans son discours à la cérémonie du 75e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv, le 16 juillet 2017, a suscité un long et vif débat. Car elle comporte à la fois une erreur historique et une faute politique. Elle ignore en effet que l’antisionisme est avant tout un courant de pensée juif, longtemps majoritaire. Et elle confond dans une même réprobation un délit – le racisme anti-juifs, condamné par le droit français comme toutes les autres formes de racisme – et une opinion – qui conteste la pensée de Theodor Herzl sur la nécessité d’un État où les juifs se retrouveraient tous, dans une Palestine peuplée alors de plus de 90 % d’Arabes.

Essayons de désamalgamer l’amalgame.

L’antijudaïsme, puis l’antisémitisme traversent l’histoire de l’Europe – plus, d’ailleurs, que celle du monde arabe. Ils s’y sont traduits, des siècles durant, par des discriminations, des expulsions et des massacres – des Croisades aux « pogromes » de l’Empire tsariste. Ces persécutions ont atteint leur apogée avec le génocide nazi, qui extermina la moitié des Juifs d’Europe.

En France, où le régime de Vichy et sa police organisèrent la déportation de 76 000 Juifs (sur 330 000, français et étrangers, une proportion qui souligne la solidarité dont ils ont bénéficié), l’antisémitisme n’a cessé de reculer depuis la guerre. Il représente aujourd’hui une idéologie marginale. C’est ce que confirme le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH)[1].

Premier thermomètre : la réponse à la question « Les juifs sont-ils des “Français comme les autres” ? » En 1946, seul un tiers répond par l’affirmative ; 77 ans plus tard, la proportion atteint… 89 %[2]. Et la CNCDH ajoute : « Les Juifs sont la communauté la mieux considérée dans l’opinion publique. »

En revanche, deuxième thermomètre, les chercheurs observent la persistance de certains préjugés : de 18 % à 38 % des Français partagent des idées reçues telles que « les juifs ont trop de pouvoir en France », « pour les juifs, Israël compte plus que la France »« les juifs ont un rapport particulier à l’argent ». L’affaire Ilan Halimi montre en outre qu’un préjugé peut tuer : le gang des Barbares croyait que la famille du jeune juif pourrait payer une rançon… Ces préjugés, précise la CNCDH, sont surtout présents à l’extrême droite, alors que « les sympathisants des partis de gauche et du centre y sont relativement imperméables ».

L’image des juifs pâtit aussi de celle d’Israël, qui « s’est progressivement détériorée ». Depuis novembre 2022, « les jugements négatifs ont nettement pris le pas sur les jugements positifs (34 % vs 23 %) ». L’image de la Palestine s’est d’ailleurs aussi dégradée : « 23 % d’évocations positives vs 34 % négatives ». Mais, poursuit le rapport, « le lien entre l’image de ces deux États et le positionnement politique des sondés est plus complexe que ne le suggère la thèse d’un nouvel antisémitisme à base d’antisionisme qui serait passé en bloc de l’extrême droite à l’extrême gauche du champ politique ».

La France a connu, troisième thermomètre, une flambée de violences racistes au début du siècle. En 2002 par rapport à 2001, ils ont été multipliés par quatre, et, en leur sein, le nombre d’actes antisémites par six. Toutefois, dès 2003, on observe un net reflux des violences antisémites et racistes. Ce recul se poursuit tout au long des années suivantes s’agissant des violences antijuives. En revanche, les violences racistes, et notamment islamophobes, se maintiennent à un niveau élevé : elles triplent même en 2015, année des grands attentats. L’année 2022 a vu refluer les trois grandes catégories de faits racistes. Comparé à 2019, avant le Covid, leur recul global est de 17 %, mais « le fait notable est ici une singularité des faits antimusulmans pour lesquels on enregistre une hausse de 22 % », contre une baisse de 35 % pour les faits antisémites et de 11 % pour les autres faits.

En matière d’antisémitisme, toutes ces données quantitatives ne sauraient néanmoins dissimuler les réalités qualitatives : pour la première fois depuis 1945, des juifs ont été assassinés en tant que tels (les quatre victimes juives de Mohammed Merah, les quatre martyrs de l’Hyper Casher, mais aussi Ilan Halimi, Lucie Attal-Halimi et Mireille Knoll). La complexité des autres motivations des tueurs – meurtres crapuleux, voire acte de folie – n’empêche pas qu’ils soient d’abord perçus comme antisémites.

C’est dire que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme reste plus que jamais nécessaire. Toute incitation à la haine raciale doit être combattue et sanctionnée. En France, la loi antiraciste de 1881, celle de 1972 et le Code pénal constituent un arsenal efficace. Encore faut-il que la Justice s’en saisisse. Or, pendant des années, un Dieudonné ou un Soral ont pu jouer impunément avec l’antisémitisme et le négationnisme.

Voilà pour le premier terme de la comparaison d’Emmanuel Macron.

Et pour le second ? Confronté aux pogromes de 1881-1882 en Russie, puis témoin à Paris de l’affaire Dreyfus à partir de 1895, Theodor Herzl en tire la conclusion que les Juifs sont inassimilables, même dans le pays qui, le premier, les a émancipés. Ils doivent donc disposer d’un État à eux. En 1896, il publie L’État des Juifs et, l’année suivante, réunit le Premier Congrès sioniste mondial à Bâle : « Le sionisme, précise son programme, s'efforce d'obtenir pour le peuple juif en Palestine un foyer reconnu publiquement et garanti juridiquement. »

Vingt ans après, le Royaume-Uni, avec la Déclaration Balfour, fait sien le projet de Foyer national juif en Palestine, sur laquelle il obtient en 1922 le mandat. Pourtant, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et malgré Londres, les héritiers de Herzl ne rencontrent guère d’écho parmi les Juifs. Pour les communistes, la solution de la question juive réside dans la révolution socialiste. Pour le Bund, la solution de la « question juive » suppose une autonomie culturelle des juifs dans les pays où ils vivent. Quant aux religieux orthodoxes, leur opposition au sionisme est radicale : il n’y aura pas d’État juif avant l’arrivée du Messie. N’oublions pas, enfin, la grande bourgeoisie juive occidentale, qui avait mieux à faire que de labourer la terre des kibboutzim

Les faits sont têtus : l’immense majorité des Juifs quittant l’Europe se rend aux États-Unis – 3,5 millions de 1881 à 1939[3]. En revanche, au début de la Seconde Guerre mondiale, la Palestine mandataire ne compte que 460 000 Juifs, soit 2,9 % de la population juive mondiale[4].

Le génocide nazi bouleverse tout. Six millions de Juifs ont été exterminés et des centaines de milliers de survivants ne peuvent pas retourner chez eux. Or les visas américains dont la plupart rêvent continuent de se faire rares. Bon nombre émigrent alors vers la Palestine, puis vers Israël, d’où la guerre de 1947-1949 a chassé 800 000 Arabes. Mais ils le font moins par « choix sioniste » que par défaut.

S’agissant des Juifs arabes, certains ont été expulsés, comme en Égypte. D’autres ont été « importés » par les autorités israéliennes : ainsi au Maroc, au Yémen, en Éthiopie et, en majorité, en Irak. Seule une minorité, parmi ces immigrants, rejoint Israël par choix idéologique.

Il en ira de même des « Juifs » soviétiques, dont une forte proportion, d’ailleurs, ne l’était pas. La plupart ont profité de l’accord passé par Mikhaïl Gorbatchev avec Itzhak Shamir pour pouvoir quitter l’URSS, sans savoir qu’ils ne pourraient pas poursuivre leur voyage jusqu’aux États-Unis.

Soixante-quinze ans après sa création, Israël compte 6,9 millions de Juifs. La majorité des 16 millions de Juifs du monde vit donc ailleurs, comme les centaines de citoyens juifs d’Israël qui ont quitté leur pays. Faut-il considérer tous ces juifs qui, de génération en génération, ont résisté aux sirènes du sionisme comme des antisémites ? Ou bien, tout simplement, comme des citoyens ayant préféré poursuivre leur vie dans leur patrie de longue date ou d’adoption ? Historiquement, la petite phrase du président de la République était donc absurde.

Politiquement, elle comportait un grave danger pour la liberté d’expression. La droite israélienne et ses inconditionnels voudraient criminaliser toute critique tant ils se savent isolés dans les opinions. Un symbole : lors du dernier vote de l’Assemblée générale des Nations unies sur « le droit à l’autodétermination du peuple palestinien, y compris son droit à un État indépendant », le 10 novembre 2023, seuls 5 États ont voté contre (Israël, les États-Unis, les Îles Marshall, la Micronésie et Nauru).

Et cet isolement ne risque pas de se réduire. Car la guerre de Gaza n’a rien d’une tempête dans un ciel serein. Depuis janvier 2023, Benyamin Netanyahou a associé à son gouvernement trois partis suprémacistes juifs, racistes et homophobes. Du 1er janvier au 7 octobre 2023, Tsahal a tué quelque 209 Palestiniens[5]. Elle a mené de vastes opérations contre de nombreuses villes de Cisjordanie, notamment Jenine et Naplouse. Elle a protégé les colons, même lorsqu’ils se livraient à un « pogrome[6] » à Huwara. Itamar ben Gvir a violé le statu quo sur les Lieux saints, suivi par des milliers d’extrémistes. Bezalel Smotrich, ministre de tutelle de la Cisjordanie, entend non seulement en accélérer la colonisation, mais en préparer l’annexion.

En l’espace d’un an, trois grandes ONG – Betselem, Human Rights Watch et Amnesty International – ont publié des rapports mettant en cause le régime d’apartheid israélien. Au-delà des lois et pratiques discriminatoires, ce système est gravé dans le marbre constitutionnel de la nouvelle loi fondamentale « État-nation du peuple juif » adoptée le 19 juillet 2018. Son article 1 l’affirme sans ambiguïté : « Le droit à exercer l’autodétermination nationale au sein de l’État d’Israël appartient au seul peuple juif. » Voilà qui contredit explicitement la Déclaration d’indépendance qui, le 14 mai 1948, promettait que le nouvel État « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe[7] ».

Voilà pourquoi le recours à la loi pour sanctionner l’expression de la solidarité avec le peuple palestinien a jusqu’ici échoué. Les condamnations de militants de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanction (BDS) ont été cassées par la Cour européenne des droits de l’Homme qui, le 11 juin 2020, a considéré le boycott comme une modalité de la liberté d’expression. Autre échec retentissant : la loi réprimant l’antisionisme que le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) espérait voir concrétiser le propos du président de la République a fait long feu. Si ce projet avait pris corps, le Conseil constitutionnel l’aurait d’ailleurs sans doute retoqué. Sinon, la France aurait réinstauré le délit d’opinion pour la première fois depuis… la guerre d’Algérie.

« Je ne pense pas que pénaliser l’antisionisme soit une solution[8] », a conclu Emmanuel Macron, le 20 février 2019, devant le dîner du CRIF. En guise de lot de consolation, ce dernier a obtenu une résolution reprenant la « définition » de l’antisémitisme par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA)[9]. Présenté comme « non contraignant sur le plan juridique », ce texte, mal voté le 3 décembre 2019, tient en deux phrases : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer comme de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques d’antisémitisme visent des individus juifs ou non juifs ou/et leurs biens, des institutions et des lieux de culte juifs[10] ».

À cette définition indigente s’ajoute une série d’« exemples » qui, jamais adoptés formellement par l’IHRA, servent pour la plupart à assimiler la critique d’Israël à l’antisémitisme. L’un d’entre eux affirme : « L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. » Pour obtenir l’adoption de sa résolution, le député Sylvain Maillard dut en exclure explicitement… les « exemples » qui, de toute façon, ne mentionnent pas… l’antisionisme.

Laissons la conclusion à Frédéric Potier, préfet en charge de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) : « L’apport de cette définition est qu’elle parle de la haine d’Israël en tant que collectivité, même si le mot ’“antisionisme” ne figure pas en tant que tel. Elle permettra cependant de qualifier d’antisémite une partie des propos antisionistes[11] »

 

[1] www.cncdh.fr/sites/default/files/2023-06/CNCDH%20Rapport%20racisme%202022%20web%20accessible.pdf

[2] Ce chiffre et les suivants sont tirés du Rapport 2023 de la CNCDH.

[3] www.histoire-immigration.fr/dossiers-thematiques/caracteristiques-migratoires-selon-les-pays-d-origine/juifs-d-europe-orientale

[4] www.anti-rev.org/textes/Dieckhoff94a/ et http://www.jforum.fr/en-2015-la-population-juive-mondiale-retrouve-le-niveau-de-1939.html

[5] Ce chiffre comme ceux qui vont suivre ont pour source le Bureau des Nations unies pour la coordination des Affaires humanitaire (OCHA).

[6] Ce terme a été utilisé par des médias israéliens.

[7] www.ladocumentationfrancaise.fr/dossærs/israel-60-ans/declaration-independance-etat-israel.shtml

[8] Le Monde, 19 février 2019.

[9] www.crif.org/fr/actualites/diner-du-crif-le-discours-du-president-emmanuel-macron-au-34eme-diner-du-crif

[10] www.holocaustremembrance.com/sites/default/files/press_release_document_antisemitism.pdf

[11] www.lepoint.fr/societe/frederic-potier-il-y-a-deux-formes-d-antisemitisme-tres-virulent-22-02-2019-2295473_23.php

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À PROPOS DE L’AUTEUR:: 

Dominique Vidal, Journaliste et historien, auteur de Antisionisme = Antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, Libertalia, Paris, 2018.