Les forces d’occupation israéliennes ont entravé toutes les manifestations de joie, publiques comme privées, qui ont accompagné la libération des prisonniers et des prisonnières dans la ville occupée de Jérusalem-Est, au terme de l’accord d’échange intervenu entre le Hamas et le gouvernement israélien. De ce fait, là où on aurait dû fêter la liberté, il a fallu se contenter d’un transfert de détenus d’une prison à une autre plus grande.
S'il nous fallait qualifier la situation de manière emphatique, nous dirions que les forces d’occupation ont émis un mandat d’arrêt contre la joie dans Jérusalem occupée. Par exemple, elles ont fait en sorte que les pâtisseries sous toutes leurs formes soient confisquées des maisons des prisonniers libérés, et ont prohibé toute espèce de réaction à la libération des prisonniers : acclamer les personnes libérées, brandir des drapeaux et des banderoles, organiser de quelconques rassemblements. Les maisons des familles de prisonniers ont été transformées en casernes militaires totalement verrouillées, et les journalistes se sont vu interdire toute couverture de l'événement. À défaut, les prisonniers étaient menacés d’être renvoyés en détention et d’avoir à payer des amendes de plusieurs dizaines de milliers de shekels.
Des véhicules de police patrouillaient en nombre dans les rues de Jérusalem ; celle-ci, placée sous état d'alerte maximum, est littéralement devenue une ville-fantôme. La joie des familles a ainsi été bridée, remplacée par une peur omniprésente, d’autant que dans ce contexte, toute rébellion était synonyme de mort ou de retour en prison.
La ville de Jérusalem a accueilli vingt-quatre prisonnières libérées, parmi lesquelles dix mères de famille, et quarante-huit enfants – surnommés les « lionceaux »[1]. Les libérations ont été étagées sur sept jours consécutifs.
Personne n’a échappé aux mesures imposées par l’Occupation pour garder la situation sous contrôle. Il a ainsi été décidé que le retour des lionceaux à leur domicile s’effectuerait sous la supervision des Forces spéciales israéliennes, après une procédure de vérification d’identité de toutes les personnes présentes pour s’assurer de l’absence de toute personne étrangère à la famille. Il en est allé de même pour la libération des prisonnières.
Hanady al-Halwani, incarcérée le 9 octobre après avoir été appréhendée chez elle dans des conditions violentes et humiliantes, sous l'accusation d’ « incitation à la violence et collusion avec les organisations terroristes », avant d’être libérée dans le cadre de l’accord d’échange, a ainsi déclaré : « Le soir de notre libération, j’étais attendue à la sortie de la Mission russe par un véhicule des Renseignements israéliens, dans lequel se trouvait mon mari et une officière. Celle-ci m’a attachée et m’a installée dans la voiture ; le conducteur, également un agent des Renseignements, m’a alors informé que je n’avais pas le droit de parler, ni même le droit de respirer. En arrivant à la porte de chez moi, j'ai découvert qu’une unité de l’armée d’occupation avait chassé tous ceux qui essayaient d’affluer vers la maison, y compris les journalistes.
« Les militaires et les agents des renseignements ont monté avec moi les marches conduisant à la maison, et ont pénétré à l’intérieur en même temps que moi pour s’assurer que personne ne filmait les premiers instants de mon arrivée, ni mes retrouvailles avec mon mari et mes enfants. Même ces moments-là nous ont été volés du fait des conditions qu’on nous a imposées. Alors qu’on aurait dû célébrer l'événement, on n’a pu organiser aucune réjouissance petite ou grande, ni brandir les moindres banderoles ou drapeaux, ni diffuser de photos – pas même celles qui me représentaient moi. D’autre part, on n’avait pas le droit de livrer de détails sur les circonstances de notre libération, ni de parler aux médias ou à tout autre moyen de diffusion.[2]
S’agissant de la libération des lionceaux, le prisonnier hiérosolymite libéré Ahmad al-Ajlouni explique ce qui lui est arrivé la nuit de sa libération, après avoir passé six mois en détention dans la prison de Nafha : « Les geôliers sont venus nous voir dans nos cellules et nous ont dit : Sortez, vous passez en jugement. Après nous avoir menottés et nous avoir plaqué la tête au sol, ils nous ont traînés jusqu’à un fourgon dont ils avaient obturé toutes les fenêtres pour qu’on ne sache pas où on était. Ils ont alors roulé pendant près de trois heures, et quand ils ont ouvert les portières, on a vu qu’on était devant la prison de la Misson russe. Là, ils nous ont laissés de longues heures durant dans une pièce sans lit ni aucun meuble, après quoi l'officier des Renseignements est arrivé et nous a dit : « Vous rentrez chez vous dans le cadre d’un accord d’échange. »[3]
La mère du détenu Ahmad Al-Ajlouni complète ainsi le récit de son fils : « Ils nous ont téléphoné vers 13h30 et nous ont demandé de nous présenter à 15h à la porte de la prison de la Mission russe. Après nous avoir fait entrer dans l’enceinte, ils se sont mis à nous hurler dessus : ‘‘Interdiction de téléphoner ! Interdiction de parler ! Interdiction de fêter !’’ Tout était interdit. Ils nous ont pris nos papiers et nos téléphones portables et nous ont gardés là jusqu'à minuit, ensuite ils nous ont admins à l’intérieur de la prison et on est restés assis là-bas encore une heure et demie. »[4]
« Ensuite, a-t-elle, poursuivi, je me suis retrouvée avec mon fils tout proche dans la voiture, mais je ne pouvais ni lui parler, ni l’étreindre, ni même le toucher. Ils avaient intercalé un type entre mon fils et moi. C’est seulement quand on est arrivés à la maison que j’ai pu enfin le toucher et le prendre dans mes bras. »[5].
« Le moment de la libération (au sens physique) est un moment très chargé, commente la journaliste Mona al-Amri. L’impact qu’il produit sur les gens, le flux d'informations et d'images qui s’écoule sans discontinuer pendant des jours, tout cela ne contribue pas seulement à alléger sur le moment la peine des victimes d’oppression, mais les aide aussi à bâtir une mémoire collective qui peut être le point de départ d’un récit de délivrance, après la souffrance endurée comme victimes. Même l’État d’Israël sait qu’il est impossible d’empêcher la joie d’emplir le cœur du Palestinien, quand bien même il exerce son emprise sur tous les aspects de son existence et en contrôle chaque détail. »[6]
Dans la ville de Jérusalem occupée, le Palestinien vit une forme très particulière d'occupation que ces jours derniers ont mis en évidence, à savoir « l’occupation des émotions ». Israël s’emploie à contrôler celles-ci de manière planifiée et méthodique, les modulant et les orientant de la manière qui sert le mieux la réalisation de ses propres objectifs. Ce faisant, elle dépouille le Palestinien de toutes les composantes de son humanité et de sa maîtrise sur ses sens et ses émotions, dans l’espoir de le transformer en un robot susceptible de rire, de pleurer ou de s’attrister au moment que l’ennemi juge approprié.
Mais face à une telle contrainte, il n’y a d’autres choix que de résister en recourant à la ruse et à l’artifice. On sait que l’art est le moyen par lequel l’homme primitif est parvenu à conjurer sa peur, et la capacité de l’homme à résister est aussi ancienne que son existence sur cette planète. Elle est inhérente à la personnalité de l’homme libre qui combat instinctivement toute contrainte exercée contre lui en se mettant en position de se défendre et de défendre les siens. Quiconque abdique sa résistance, ne serait-ce qu’une simple attitude de défi, et se rend face à son oppresseur perd ipso facto sa dignité et son humanité.
Traduit de l’arabe par Khaled Osman
[1] Ces informations sont tirées de l'entretien conduit le 2 décembre 2023 avec Amjad Abou ‘Assab, porte-parole de l’Association des prisonniers de Jérusalem.
[2] Entretien réalisé le 1er décembre 2023 avec Hanadi al-Halwani, prisonnière libérée dans le cadre du dernier échange, mené depuis Jérusalem occupé / Wadi al-Jawz.
[3] Entretien mené le 1er décembre 2023 dans la vieille ville de Jérusalem occupée, avec Ahmad al-Ajlouni, libéré dans le cadre du dernier échange de prisonniers.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] D’après le blog personnel de la journaliste Mona al-Amri sur le réseau X/Twitter, 26 novembre 2023.