L’union militariste qui s’est formée en Israël au lendemain du 7 octobre a trouvé de nombreux adeptes à la télévision française, mais avec une différence majeure. Alors que l’opinion publique israélienne s’orientait progressivement vers une volonté de stopper l’opération en cours, les plateaux télévisés français offraient du temps de parole à des « experts » prêts à aller toujours plus loin dans la justification des bombardements sur la bande de Gaza.
Accepter ou refuser les sollicitations médiatiques ? Le dilemme se pose et nécessite réflexion. Il m’est arrivé de parvenir, en un temps limité, à replacer des évènements dans leur contexte historique, à rappeler l’asymétrie des rapports de force, et à exposer les grands principes qui doivent prévaloir dès lors que le « conflit israélo-palestinien » est sous la lumière : colonialisme et droit international notamment.
Accepter cette fenêtre d’expression médiatique revient à résoudre une équation entre temps de parole et possibilité de se faire comprendre. En d’autres termes, même dans une émission de type « débat » où vous aurez le temps nécessaire pour vous exprimer, si le reste du plateau est résolument en désaccord avec vous, votre message risque d’être difficilement audible, tant vous aurez à répondre aux attaques et critiques des autres intervenants plutôt qu’à développer votre analyse.
Une journée en deux temps
Le samedi 7 octobre peut, grossièrement, être découpé en deux phases. Dans un premier temps, plusieurs médias diffusent des informations qui proviennent d’Israël et de la bande de Gaza, faisant état d’une attaque de grande ampleur contre des villes israéliennes. Ce contexte qui s’apparente à une guerre de haute intensité permet de rappeler combien, depuis plusieurs mois, la situation devenait intenable : « on ne règle pas la question palestinienne par une solution sécuritaire mais politique », « Une attaque surprenante mais pas incompréhensible au vu de la situation humanitaire et politique de la bande de Gaza »…
Puis, dans un deuxième temps, circulent les premières images des civils israéliens transportés manu militari vers la bande de Gaza pour servir d’otages, des témoins rapportant des exactions contre des habitants de différentes localités, la découverte de corps potentiellement victimes d’actes de torture… « Renversement de table », « changer la donne », « répondre à l’oppression » : tous les motifs utilisés pour tenter d’expliquer, sans jamais justifier, l’opération du Hamas, se confrontent aux images et aux récits qui illustrent les actes innommables perpétrés pendant cette journée. Cette seconde phase rend tout rappel historique ou du contexte colonial inaudible, au profit d’une lecture qui appréhende la conflictualité au Proche-Orient par le paradigme du terrorisme islamiste ou du choc des civilisations.
Du Hamas à Daesh, il n’y a qu’un pas
Progressivement, une rhétorique s’installe pour assimiler le Hamas à l’État islamique en Irak et au Levant (Daesh), dans ses pratiques comme dans son idéologie. Sur les plateaux, l’émotion et la pression est telle que certains parlent d’un « 11 septembre israélien ». Les quelques voix qui rappellent le caractère islamo-nationaliste du Hamas, et non djihadiste, se heurtent au mur de l’émotion et aux détails macabres des massacres du 7 octobre, dont certains s’avèrent par la suite faux. Chaque tentative de revenir à la source de la conflictualité nous place au centre de polémiques nous faisant endosser un rôle officieux de porte-parole du Hamas.
La concomitance du meurtre dans un lycée français d’un enseignant, Dominique Bernard, le 13 octobre, par un jeune de 20 ans se réclamant de l’islamisme, favorise l’idée de « sociétés démocratiques », françaises comme israéliennes, en proie à un terrorisme semblable. C’est comme si l’ensemble des débats télévisés, reportages et articles faisant état d’un régime d’apartheid en Israël devenaient infondés. Comme si l’occupation et la colonisation, principales sources du ressentiment et de la colère palestinienne, passaient au second plan. Comme si la vie dans la bande de Gaza depuis dix-sept ans de blocus israélien n’intéressait plus personne.
La rhétorique « Hamas = Daesh », voire « Hamas = nazisme », permet de justifier la campagne de bombardements sur la bande de Gaza, et d’écarter toute empathie à l’endroit des victimes palestiniennes. En d’autres termes : « Qui peut donner des leçons aux Israéliens ? Rappelez-vous notre réponse et celle des États-Unis au lendemain des attentats de 2001 ou 2015. » Ces propos deviennent par ailleurs de plus en plus récurrents à mesure que la situation humanitaire dans la bande de Gaza se dégrade, quand bien même les précédentes campagnes de « guerre contre le terrorisme » ont été des échecs patents.
Peu à peu, plusieurs voix parviennent à rappeler que 56 ans d’histoire coloniale, a minima, témoignent du caractère infondé de ces comparaisons. Toutes doivent faire face à deux arguments, relayés à tort et à travers. D’abord, que le Hamas serait à l’origine de la guerre en cours, au mépris pourtant de la réalité du terrain qui témoigne, pour la population palestinienne, d’une guerre qui ne s’est jamais interrompue. Ensuite, que la disparition du Hamas serait un préalable obligatoire à tout processus de paix. Une telle affirmation masque, au moins, deux éléments déterminants. Premièrement, avec ou sans Hamas, l’extrême droite au pouvoir en Israël refuse toute idée d’État palestinien, et donc de perspective de paix. Deuxièmement, la montée en puissance du Hamas depuis deux décennies résulte, avant tout, de la politique israélienne. Ce dernier élément explique, à lui seul, pourquoi le Hamas ne peut être éradiqué et, pire, pourquoi il existe un risque réel de voir parmi les survivants à ces bombardements un basculement vers des idées encore plus radicales.
À cela s’ajoute, systématiquement, l’inversement de la charge de la preuve. Le nombre de victime serait ainsi à prendre avec méfiance puisqu’il émanerait du ministère de la Santé aux ordres du Hamas. Le bombardement de zones d’habitation s’expliquerait par la présence, au milieu, de membres du Hamas. Tout devient caution à justifier l’opération israélienne, en minimisant ou relativisant les pertes civiles. Les Palestiniens sont considérés comme responsables de leur sort, et les victimes deviennent des « dommages collatéraux » à une « guerre juste » menée contre un groupe à éradiquer.
BFM et LCI, relais de la communication de l’armée israélienne ?
Invité le 28 octobre à BFM pour commenter la conférence de presse de Netanyahu, je suis ainsi confronté à un « expert » qui transpose la guerre à Gaza dans le conflit actuel en Europe de l’Est, considérant le Hamas comme l’agresseur russe et Israël comme l’agressé ukrainien. Le second invité va encore plus loin. Il commence par saluer le courage des journalistes israéliens qui ont multiplié les questions embarrassantes à leur Premier ministre, notamment au sujet de sa responsabilité dans le 7 octobre. Pour lui, aucun doute, ce moment symbolise combien Israël est une démocratie exemplaire : « ce n’est pas à Gaza qu’on entendrait des journalistes interrogés ainsi le Hamas ».
Ces paroles sont prononcées alors qu’au moins 7 000 Palestiniens avaient déjà été tués dans la bande de Gaza, dont une dizaine de journalistes, et que le blocus empêche tout média étranger d’y pénétrer. Conscient de servir de caution à un tel débat, je décide de quitter le direct.
Quelques jours plus tard, me voilà sur un plateau de LCI. La présentatrice commence par demander à ses invités s’ils se réjouissent de l’ouverture du point de passage de Rafah pour faire sortir les binationaux. Prêt à incarner le rabat-joie de service, j’explique que la seule raison de se réjouir serait la déclaration d’un cessez-le-feu et l’entrée d’aide humanitaire conséquente. Alors que défile, sous nos yeux, les images du bombardement qui a touché la veille le camp de réfugiés de Jabaliya (50 victimes civiles pour viser un sous-commandant du Hamas), l’un des « experts », prétendument professeur à Sciences-Po, m’interpelle au sujet des atrocités perpétrés sur des civils israéliens pour complètement écarter les accusations de « crimes contre l’humanité » et de « génocide » qui montent à l’encontre d’Israël. Pour lui, l’éradication du Hamas est la priorité, et il rappelle l’ensemble des éléments de communication de l’armée israélienne au sujet des « boucliers humains » et des populations de Gaza empêchées de partir, prises en otage par le Hamas. Une seconde « experte » juge utile de rappeler des extraits antisémites de la Charte du Hamas, se gardant bien de citer les propos génocidaires de dirigeants israéliens prononcés depuis le 7 octobre.
Dans de telles circonstances, le temps qui nous est donné pour répondre est beaucoup trop limité pour revenir sur l’ensemble des éléments. Ces manipulations intellectuelles permettent de légitimer tout refus de cessez-le-feu, et surtout, offrent une caution intellectuelle à la poursuite des crimes en cours dans la bande de Gaza… Et confortent les présentateurs ou journalistes (jeunes) qui se frottent pour la première fois au Proche-Orient à reprendre ce narratif.
Des militants pleinement acquis à la cause
Pauline Perrenot, de l’observatoire des médias Acrimed, témoignait, en 2021, dans la revue Palestine Solidarité, des exigences éditoriales qui traversent ces médias : remplir un cahier des charges où les violences des deux camps sont systématiquement montrées, en partageant les responsabilités dans une improbable démarche d’équilibriste. C’est évidemment, dans un tel contexte colonial et d’asymétrie, de la désinformation relayée à grande échelle. L’auteure d’une enquête à ce sujet affirmait : « c’est l’obsession de la symétrie […] qui neutralise complètement les rapports de force en présence et produit une image déformée des réalités politiques. » Elle ajoute : « Pour trouver un équilibre dans une région où les rapports de force sont déséquilibrés, il faut tordre la réalité, rogner sur certains faits et/ou ne pas en évoquer d’autres. »
La journaliste Marine Vlahovic était correspondante pour la radio publique francophone à Ramallah de 2016 à 2019. Dans un podcast à Arte Radio, elle décrit ce qu’a été son quotidien, commun à l’ensemble des journalistes sur place : abreuvés d’information par les autorités israéliennes, avec des points presse réguliers, la diffusion d’argumentaire, l’envoi de documents militaires directement par mail… Les communicants de l’armée israélienne s’organisent pour étouffer tout autre récit, ou du moins, semer confusion et doute dans l’esprit des journalistes.
Il n’en reste pas moins qu’une différenciation doit être opérée : rechercher constamment « l’équilibre » est une chose, relayer des messages qui visent à défendre la politique d’un camp en est une autre. Voilà pourquoi il ne faut pas se méprendre, certains « experts » ou journalistes savent très bien ce qu’ils font en relayant ces éléments de langage de l’armée israélienne. Ils défendent une certaine vision du monde, celle du choc des civilisations des néo-conservateurs états-uniens, et entendent bien empêcher, ou limiter, toutes les voix discordantes. Eux, cependant, ne seront jamais taxés de « militant pro-israélien ».