Le concept de «Transfert» dans la pensée et la pratique sionistes : racines historiques et défis contemporains
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Introduction

La terre et la démographie ont toujours été au cœur du conflit entre les colons sionistes et les autochtones palestiniens. Aujourd'hui, la plupart des historiens du colonialisme reconnaissent que, contrairement au colonialisme européen traditionnel en Asie et en Afrique, qui visait l’exploitation des peuples indigènes, le colonialisme de peuplement est fondé sur une «logique d'élimination», de déplacement et d’appropriation des terres de la population locale.

Certains auteurs soulignent l’actuelle «parité démographique» globale (Arabes-Juifs) dans la Palestine historique (dans la zone située entre le fleuve et la mer), négligeant le fait que l'État d’Israël contrôle à présent directement plus de 90 % des terres de la Palestine mandataire, et que les Palestiniens sont confinés dans des enclaves surpeuplées, des «bantoustans» de style sud-africain; une grande partie des terres situées entre le fleuve et la mer est désormais à l'usage exclusif des Israéliens.

L'historiographie sioniste apporte suffisamment d’informations qui prouvent que, dès le début du Yishuv, l'attitude de la majorité des institutions sionistes à l'égard de la population arabe indigène allait d'un mélange d'indifférence et de supériorité condescendante à la négation pure et simple de leurs droits nationaux, avec l’intention de les déraciner et de les «transférer» dans les pays voisins.

Dans les premiers temps de la colonisation, les dirigeants sionistes ont été confrontés à ce qu'ils appelaient la «question arabe» (hashelahha'arvait), celle de la création d'un État de colons juifs en Palestine, alors que les Arabes palestiniens constituaient l'écrasante majorité de la population et possédaient la majeure partie des terres. La plupart d’entre eux ont opté pour le «transfert», un euphémisme désignant le nettoyage ethnique et le déplacement organisé de la population palestinienne vers les pays arabes voisins. Du père fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl, au père fondateur de l'État d’Israël et son premier Premier ministre, David Ben-Gourion, tous les grands dirigeants sionistes ont adhéré à la notion de «transfert» sous une forme ou une autre; les différences portaient sur ses modalités et ses aspects pratiques.

L'évolution et la cristallisation du concept de «transfert» au cours de la période mandataire doivent être replacées dans leur contexte. Les Palestiniens sont restés l'écrasante majorité en Palestine jusqu'à la fin de 1947. La résistance acharnée des Palestiniens au sionisme, le déplacement de la paysannerie palestinienne par l'achat de terres pendant la période du mandat, ainsi que l'impact de cette résistance sur la politique des autorités coloniales britanniques, ont été évidemment pris en considération par la pensée sioniste. Après la grande révolte anticoloniale de 1936-1939 (menée par les paysans) qui a conduit à la création de la Commission Peel et à la publication du Livre blanc britannique en 1939, le transfert est devenu une obsession pour David Ben-Gourion – qu’il désigne dans son journal personnel par le mot gerush, qui signifie expulsion en hébreu. En juin 1938, Ben-Gourion a déclaré lors d'une réunion de l'Agence juive: «Je soutiens le transfert obligatoire. Je n'y vois rien d’immoral. » En 1937, il avait déjà écrit sans son Journal que le sionisme pourrait dans l'avenir, par étapes, prendre le contrôle de l'ensemble de la Palestine mandataire, du Jourdain à la mer Méditerranée.

Yosef Weitz, directeur du département des implantations du Fonds national juif (FNJ) et chef du comité officiel des transferts du gouvernement israélien en 1948, était un autre partisan constant et obsessionnel du «transfert obligatoire». Weitz a été au centre des activités sionistes d'achat de terres pendant des décennies. Mais sa connaissance intime et son implication dans l'achat de terres l'ont rendu très conscient de ses limites. En 1947, après un demi-siècle d'efforts inlassables, la propriété collective du JNF, qui constituait environ la moitié du total du Yishuv, ne représentait que 3,5 % de la superficie de la Palestine.

Cependant, alors qu'au cours des débats internes de l'exécutif de l'Agence juive en 1938, certains dirigeants sionistes importants faisaient remarquer que des «transferts internes» (c'est-à-dire des «transferts localisés» et des «déplacements» de paysans palestiniens) avaient été effectués dans les années 1920 et 1930 pour faire place à de nouvelles colonies juives (à la suite d'achats de terres sous la protection de l'armée britannique), le consensus qui s'est dégagé parmi eux en 1937-1938 était que le «transfert massif» de Palestiniens vers les pays arabes voisins et en dehors des frontières géographiquement envisagées de l'État juif était la seule solution et la condition sine qua non de la création d'un État juif démographiquement viable en Palestine.

Dans deux de mes livres[1], j'ai essayé de contextualiser les racines historiques et l'évolution du concept de «transfert» dans la pensée sioniste dominante. Basé en grande partie sur des documents d'archives israéliens, mon livre Expulsion of the Palestinians : The Concept of «Transfer» in Zionist Political Thought, 1882-1948 (1992), révèle les longues discussions sur le «transfert» au milieu des années 1930 au sein de l'exécutif de l'Agence juive (alors le gouvernement du Yishuv) et comment un certain nombre de «plans de transfert» secrets ont été élaborés dans la seconde moitié des années 1930 et au début des années 1940, ainsi qu'au lendemain de le Seconde Guerre mondiale.

L’esprit du transfert, la guerre et la Nakba (1948)

Pendant la période mandataire, les dirigeants politiques sionistes (Ben-Gourion en particulier) ont conclu que la mise en oeuvre du «transfert» et de l'expulsion des Palestiniens était beaucoup plus facile en temps de guerre qu'en temps de paix, en combinant des considérations militaires, sécuritaires, stratégiques, territoriales, démographiques et idéologiques. De toute évidence, en 1948, Ben-Gourion et ses proches collaborateurs (qui dominaient la Haganah, devenue plus tard l'armée israélienne) sont entrés dans la guerre de 1948 avec cet état d'esprit et une détermination à résoudre le «problème arabe» - la supériorité démographique doublée d’une forte résistance indigène à la colonisation.

Le sionisme travailliste a dominé le sionisme politique (et plus tard l'État d’Israël) dans la période 1930-1977. La recherche d'un «maximum de terres avec un minimum d'Arabes» dans le futur État juif était la principale preoccupation des stratégies travaillistes du milieu des années 1930, en particulier à partir de 1936. Les modalités pratiques ont évolué au fil des ans et des contextes historiques en Palestine, puis en Palestine-Israël après le 15 mai 1948. L'expulsion de plus de la moitié de la population palestinienne en 1948 et la conquête de 78 % de la Palestine mandataire ont permis, dans l'ensemble, la réalisation de cette stratégie territoriale et démographique, du moins en partie.

En 1948, Israël s'est donc emparé de la majeure partie de la Palestine mandataire en procédant au nettoyage ethnique de la population palestinienne. Sur le territoire occupé par les sionistes en 1948, environ 90 % des Palestiniens ont été chassés, souvent sous la menace des armes. Le transfert, sous la forme d'ordres d'«expulsion», était explicite dans le Plan Dalet, le plan directeur de la Haganah pour la conquête militaire de la Palestine, officiellement adopté en mars 1948 et mis en œuvre dans les semaines qui ont suivi. La guerre de 1948 a effectivement permis la création d'un État juif largement débarrassé des Palestiniens. Elle a fourni les prétextes sécuritaires, militaires et stratégiques pour purger l'État juif et déposséder le peuple palestinien. Dans mes livres, j'ai produit quantité de preuves, notamment des documents puisés dans les archives israéliennes, de la responsabilité d'Israël dans le nettoyage ethnique de la Palestine en 1948. D'autres historiens ont également prouvé que les Palrestiniens ont été systématiquement expulses de leur pays en 1948. Aujourd'hui, plus de 50 % des Palestiniens sont des réfugiés; plus de 80 % des habitants de la bande de Gaza sont des réfugiés de ce qui est devenu Israël en 1948.

La stratégie israélienne de 1948, «un maximum de terres et un minimum d'Arabes», explique en partie la survie d'une minorité palestinienne à l'intérieur de la ligne verte, équivalant à 13 % de la population en 1949 - un chiffre qui est passé aujourd'hui à 20 % de la population d'Israël. L'annexion par Israël en 1949 (avec l'accord du roi Abdallah Ier de Jordanie) du «petit triangle» de villages arabes adjacents à la ligne verte en Cisjordanie a augmengté le nombre de Palestiniens vivant dans l'État d’Israël. Chasser la plupart des Palestiniens d'un État juif considérablement agrandi en 1948 et réduire le nombre des Palestiniens d'une grande majorité à une minorité à l'intérieur de la Ligne verte ont été considérés par les dirigeants sionistes travaillistes de l'époque comme une stratégie gagnante. Elle allait refaire surface après juin 1967, formulée dans les mêmes termes par les ministres travaillistes: «Une géographie maximale pour Israël, une démographie arabe minimale en Israël».

L’après-1967: un maximum de terres, un minimum d’Arabes

Une fois de plus, en juin 1967, à la faveur de la guerre, environ 300 000 Palestiniens ont été chassés de la Cisjordanie vers la Jordanie. La même doctrine sioniste (qui est étroitement liée à la notion de «transfert») a été appliquée par le parti travailliste aux territoires occupés en 1967, avec l'établissement de colonies juives en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Le plan Allon semi-officiel (1967-1970) en témoigne clairement. Il impliquait la souveraineté israélienne sur une grande partie de la Cisjordanie occupée par Israël et le maintien de l'armée israélienne sur le Jourdain comme piliers de la doctrine de défense d'Israël, ensuite adoptée par tous les gouvernements du Likoud dans la période post-Oslo, en particulier au cours des deux dernières décennies. Cela explique en partie la résurgence pendant cette période du débat sur les transferts, officiellement et publiquement.

Nous savons que, principalement pour des «raisons démographiques», les stratégies israéliennes après juin 1967 n'ont pas consisté à annexer formellement et juridiquement les territoires occupés, à l'exception de Jérusalem-Est. Elles ont plutôt consisté à effacer la ligne verte; aucun gouvernement israélien depuis 1967 n'a été disposé à revenir aux frontières de 1967. Tous les gouvernements travaillistes ont poursuivi un «expansionnisme pragmatique» et ont cherché à annexer des territoirfes de facto, par la création de colonies, tout en maintenant la plupart des Palestiniens en dehors de l'État juif. En outre, le consensus politique en Israël était que la partie de la Cisjordanie située dans la vallée du Jourdain, où des colonies israéliennes ont été créées après 1967, serait finalement annexée.

Les périodes d’Oslo et post-Oslo

La terre et la démographie ont également été au centre des accords d'Oslo, tant dans leur formulation que dans leur application sur le terrain - des accords qui ne reconnaissaient pas les droits fondamentaux des Palestiniens tels que l'autodétermination, la création d'un État independent ou le droit au retou des réfugiés. Pour le gouvernement Rabin, au début des années 1990, Oslo était censé résoudre le «problème démographique arabe» en Cisjordanie et à Gaza et apporter une réponse au défi de la première Intifada. Dans la même perspective, et comme cela s'est avéré sur le terrain, le processus d'Oslo et la création de l'Autorité palestinienne au début des années 1990 ont reconditionné de nombreuses idées israéliennes sur l'«autonomie palestinienne» dans certaines parties de la Cisjordanie - idées suggérées déjà dans le plan Allon - tandis qu'Israël contrôlait directement et exclusivement les deux tiers de la Cisjordanie, ce que l'on a appelée la «zone C», où se trouvent actuellement des centaines de colonies et d'avant-postes israéliens, et que le gouvernement israélien actuel considère de facto comme faisant partie d'Israël. En mai 2023, selon l'association israélienne de défense des droits, B'Tselem, «l'objectif de la politique israélienne, qui consiste à permettre à l'État de s'approprier de plus en plus de terres palestiniennes pour les destiner aux Juifs, est [désormais] appliqué dans toute la Cisjordanie à des dizaines de communautés palestiniennes. Cette politique est illégale. Le transfert forcé est un crime de guerre».

Du point de vue israélien, l’accord d’Oslo correspondait assez bien à la notion de «maximum de terres avec un minimum d'Arabes». Par l'accord d'Oslo II de septembre 1995, cet «expansionnisme pragmatique» a conduit à l'éclatement de la Cisjordanie en trois zones : La zone A, dans laquelle une «autonomie» a été accordée aux principaux centres urbains palestiniens ; la zone B, dans laquelle une autonomie partielle a été accordée aux localités entourant les principales villes de la zone A ; et la zone C, qui constitue environ les deux tiers de la Cisjordanie restés sous le contrôle direct d'Israël. Cette zone C est destinée selon les responsables politiques israéliens à devenir à terme une partie intégrante de l'État d’Israël. Cette partition de facto de la Cisjordanie entre Israël et une autorité palestinienne «autonome» a été évoquée pour la première fois dans le plan Allon de 1967-1970.

Une fois de plus, nous pouvons voir comment la doctrine sioniste de la terre maximale et du minimum d'Arabes a été mise en œuvre par Israël tout au long du processus d'Oslo et de l'après-Oslo, et comment la division de la Cisjordanie en zone A, zone B et zone C a permis à Israël de tripler sa population coloniale. Israël a cherché à créer des faits irréversibles sous la forme de centaines de colonies. Celles-ci ont été conçues dans le but d’annexer une grande partie de la Cisjordanie, et ainsi empêcher la création d'un État palestinien viable et souverain aux côtés d'Israël. Du point de vue israélien, l'idée d'une «autonomie palestinienne» sous la forme d'une Autorité palestinienne limitée à la zone A (5 % de la Cisjordanie) et à la zone B était censée résoudre le «problème démographique» d'Israël, c'est-à-dire l'exclusion de l’Etat juif du plus grand nombre possible de Palestiniens. Aujourd'hui, la plupart des Palestiniens de Cisjordanie sont confinés dans les zones A et B, qui sont gérées par l'Autorité palestinienne «autonome», une Autorité qui ne peut agir qu'en étroite collaboration avec les autorités d'occupation israéliennes.

Plus récemment, à la suite de l'expansion de centaines de colonies juives en Cisjordanie, Benjamin Netanyahu a tenté de transformer l'annexion de facto en une annexion de jure. Bien que les alliés d'Israël parmi les gouvernements occidentaux (en particulier les États-Unis) hésitent à le soutenir dans cette démarche, ils n’ont rien fait pour arrêter l'annexion de facto de la zone C, et l'Union européenne subventionne financièrement l'occupation israélienne.

Le retrait de Gaza en 2005 : perte minimale de géographie, perte maximale de démographie

Sous l'ancien Premier ministre Ariel Sharon, Israël s'est retiré unilatéralement de Gaza en 2005, toujours dans le cadre idéologique du «maximum de terres, minimum d'Arabes». En fait, c'est l'échec du «transfert» des réfugiés de Gaza vers le nord du Sinaï, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, qui a finalement abouti au retrait unilatéral de Gaza en 2005. Ce retrait a fait sortir plus de deux millions de Palestiniens hors les frontières de l'État juif, qui n’a perdu ce faisant qu’un petit territoire. Il a été suivi par un siège paralysant de la population de Gaza - qui a d’ailleurs été un facteur important dans l’opération du Hamas le 7 octobre 2023.

En 2005, une majorité d'Israéliens a approuvé ce retrait car elle souhaitait se débarrasser de l’énorme problème démographique que posait Gaza. Mais aujourd'hui, avec la guerre meurtrière menée contre cette enclave, des voix s'élèvent au sein du gouvernement israélien pour réclamer son occupation, du moins en partie, et le déplacement de sa population.

La relance du débat sur le transfert et le transfert rampant

Alors que la notion de «transfert» était souvent discutée en secret et approuvée par les institutions sionistes avant 1948, elle a réapparu en force dans le discours politique israélien depuis les années 1980, et plus ouvertement encore dans la période qui a suivi la seconde Intifada, en tant que meilleur moyen de traiter à la fois le «problème démographique» palestinien dans les territoires occupés et la «résistance palestinienne» à l'annexion de facto d'une grande partie de la Cisjordanie.

Jérusalem-Est, avec ses 300 000 habitants, a été occupée et annexée par Israël il y a longtemps. Toutefois, ces dernières années, la plupart des politiques coloniales d'Israël à Jérusalem-Est se sont concentrées sur la pénétration et l'éclatement des quartiers palestiniens et sur la reduction de la démographie palestinienne. Un «transfert rampant» de facto des Palestiniens de Jérusalem-Est est mis en œuvre par le biais de diverses procédures administratives, bureaucratiques et juridiques.

Après l'effondrement du processus d'Oslo, à la suite de la deuxième Intifada, et en l'absence de tout processus politique au cours des deux dernières décennies (l'Autorité palestinienne étant marginalisée par les gouvernements israéliens successifs dominés par Benjamin Netanyahu), le «transfert» a de nouveau été envisage dans des cercles officiels et semi-officiels. Il a notamment été recommandé par l'un des centres universitaires les plus prestigieux d'Israël, le Centre d'études interdisciplinaires de Herzliya, qui conseille les ministres et les officiers supérieurs de l'armée.

Les dirigeants d'extrême droite au sein de l'actuelle coalition au pouvoir sont évidemment les plus fervents de ce scénario. Cependant, dans les débats publics, cette mesure est ouvertement préconisée par des fonctionnaires et des journalistes, et reprise dans des «propositions» et des «documents politiques» soumis par des universitaires au gouvernement, et très peu d'Israéliens osent aujourd'hui les contester.

La guerre contre Gaza et la “guerre silencieuse” en Cisjordanie : les déplacements internes et les transferts externes

La grande majorité de la population de Gaza (plus de 80 % des 2,3 millions d'habitants) est constituée de descendants de réfugiés palestiniens déracinés et expulsés de ce qui est devenu Israël en 1948.

La guerre dévastatrice actuelle contre Gaza, la destruction de son infrastructure civile et le «déplacement interne» de près des deux tiers de sa population ont de graves conséquences pour tous les Palestiniens. Depuis le début de la guerre, les appels lancés en israël en faveur d'une expulsion massive des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza se sont multipliés, dans le cadre de ce que certains groupes de défense des droits humains considèrent comme une «généralisation» dans le discours israélien du thème du transfert et d'expulsion massive.

De nombreux auteurs pensent à tort que la notion de «transfert» ne s'applique qu'au déplacement organisé des Palestiniens vers les pays arabes voisins. En fait, un quart des Palestiniens se trouvant à l'intérieur de la Ligne verte (soit environ un demi-million) sont des «réfugiés internes», des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays, et dont les villages ont été accaparés par les colons juifs. Beaucoup de villages palestiniens ont disparu pendant le mandat britannique et leurs terres ont été transférés aux colons juifs. Le concept de «transfert» a donc été appliqué à la fois aux «déplacements internes» des Palestiniens dans la Palestine mandataire (et plus tard en Israël) et au «transfert externe» lors de la Nakba de 1948. Cela doit être rappelé pour comprendre ce qui se passe actuellement en Cisjordanie.

On ne peut plus distinguer entre les dirigeants des colons de Cisjordanie et le gouvernement israélien. Protégés par l'armée, les centaines de milliers de colons de Cisjordanie constituent une menace existentielle pour le peuple palestinien. Alors qu'Israël mène sa guerre contre Gaza, les colons ont ouvert un second front: une guerre silencieuse contre les Palestiniens de Cisjordanie, avec des violences quotidiennes et des menaces d'expulsion. Ils attaquent villes et villages et envahissent des terres appartenant à des Palestiniens afin de redessiner la carte de la Cisjordanie et déplacer les communautés palestiniennes vulnérables; ils cherchent notamment à expulser les Palestiniens de la zone C - l'arrière-pays essentiellement rural - et à les confiner dans des enclaves de la zone A. L'une des principales zones de déplacement se situe au sud des collines d'Al-Khalil (Hébron). Les communautés palestiniennes ont Presque totalement disparu au sommet des collines et dans les vallées du sud d'Al-Khalil et du Jourdain. La plupart des habitants se sont réfugiés dans les plus grands villages ou les villes de la zone A. Si les colons parviennent à leurs fins, il s'agira du plus grand «transfert interne» et de la plus grande campagne d'expulsion depuis des décennies[2].

Les Palestiniens de Cisjordanie sont parfaitement conscients de ce qui se passe sur le terrain et des plans israéliens de déplacement massif. «Nous sommes opposés à tout transfert, sous quelque forme que ce soit, et nous considérons qu'il s'agit d'une ligne rouge que nous ne permettrons pas de franchir. Ce qui s'est passé en 1948 ne doit pas se reproduire»[3], a récemment déclaré Nabil Abu Rudeineh, porte-parole de Mahmoud Abbas. Cependant, l'Autorité palestinienne, qui est très affaiblie et qui dépend financièrement des pays européens, n'a pas été en mesure d'empêcher le déplacement de ces communautés chassées de leurs terres dans la zone C.

Qu'en est-il du «transfert externe» de la Cisjordanie vers la Jordanie?

Les objectifs de l'actuel gouvernement israélien et ceux des colons sont identiques. Le déplacement massif des Palestiniens de Cisjordanie est leur option favorite, mais un certain nombre d'obstacles les en empêchent pour le moment.

Tout d'abord, le gouvernement jordanien s’opposerait à toute tentative israélienne en ce sens. La Jordanie a rappelé son ambassadeur en Israël et demandé à l'ambassadeur israélien de partir en signe de protestation contre la guerre. Toute la population jordanienne, dont une bonne partie est d'origine palestinienne, résisterait à un tel transfert. Fin novembre 2023, la Jordanie a renforcé la présence de son armée le long du Jourdain et de ses frontières avec Israël, avertissant que toute tentative israélienne de forcer les Palestiniens à traverser le fleuve mettrait fin à son traité de paix (de Wadi Araba de 1994) avec Israël.

Deuxièmement, tous les Palestiniens sont extrêmement sensibles à cette question et savent qu'un déplacement massif équivaudrait à une nouvelle Nakba. Ils s'y opposeraient fermement tout en mobilisant contre Israël le mouvement international de solidarité en plein essor, ainsi que les organisations de défense des droits humains.

Par ailleurs, les soutiens occidentaux d'Israël (en particulier l'administration américaine) n'ont aucun intérêt à étendre la guerre de Gaza à la Cisjordanie. Ils n'ont pas non plus intérêt à une confrontation plus large avec les mondes arabe et islamique. L'actuelle administration américaine a critiqué ces dernières semaines les tentatives israéliennes d'utiliser la guerre de Gaza pour créer une nouvelle réalité sur le terrain en Cisjordanie.

La guerre contre Gaza : le “rapport de transfert” du ministère du Renseignement 

Dans l'état d'esprit qui règne actuellement en Israël (comme le montre le rapport officiel du ministère israélien du Renseignement dont il sera question ci-dessous), le scénario le plus favorable consiste à chasser la population palestinienne de Gaza vers le nord du Sinaï, en Égypte, en l'associant à la destruction massive de l'infrastructure civile de Gaza. Présenté comme une «nécessité sécuritaire», ce scénario faciliterait l'annexion définitive de la majeure partie de la Cisjordanie et porterait un coup fatale à la cause nationale palestinienne. Mais compte tenu de la forte opposition de l'Égypte et des Palestiniens de Gaza, il n'est pas facile à réaliser. Il ne bénéficie en outre d'aucune légitimité ni d'aucun soutien au niveau international. Cependant, l'existence même d'un tel document officiel reflète la pensée intime de certains cercles influents en Israël.

Pendant que l'armée israélienne lançait une campagne de bombardements massifs sur Gaza, détruisant systématiquement ses infrastructures civile et massacrant des milliers de civils palestiniens, un ministre israélien n’a pas hésité à déclarer que l'armée israélienne était en train de faire subir une nouvelle Nakba aux Palestiniens, en référence au nettoyage ethnique de la Palestine en 1948. Un député du Likoud à la Knesset, Ariel Kallner, a appelé, lui, à la répétition de la Nakba de 1948.

Confirmant la «mentalité de transfert», certains responsables israéliens ont publiquement évoqué l'idée de «pousser» la population de Gaza vers le nord du Sinaï et de la forcer à s’y installer définitivement. Le gouvernement égyptien s'est montré particulièrement inquiet lorsque le ministère israélien du Renseignement, dans un «document de synthèse» sur les options de guerre[4], a proposé la déportation massive des Palestiniens de la bande de Gaza vers l'Égypte. Les rédacteurs de ce document de 10 pages, daté du 13 octobre, indiquent «trois options», toutes conçues pour «provoquer un changement significatif dans [la démographie et] la réalité civile de la bande de Gaza», mais ils estiment que celle du transfert est la plus souhaitable pour la sécurité d'Israël. Il s’agit de déplacer la population civile de Gaza vers des villes-tentes dans le nord du Sinaï, puis de construire des villes permanentes et d’aménager un «couloir humanitaire» non défini. Une «zone de sécurité» israélienne serait créée à l'intérieur de la bande de Gaza pour empêcher les Palestiniens déplacés de retourner chez eux. Le rapport ajoute que l'Égypte, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Turquie, le Qatar et le Canada pourraient soutenir le projet financièrement et accueillir les Palestiniens déplacés. Il ne précise pas ce qu'il adviendra de la bande de Gaza une fois que la majeure partie de sa population aura été évacuée, mais il est sous-entendu que certaines zones seraient annexées à Israël et que de nouvelles colonies juives y seraient créées.

Le bureau du Premier ministre Benjamin Netanyahu a cherché à minimiser l'importance du rapport, le décrivant comme un «document théorique». Mais Netanyahou est lui-même allé plus loin dans une déclaration à l’intention de son armée, dans laquelle il se réfère abusivement à l’Ancien Testament: «Vous devez vous souvenir de ce qu'Amalek vous fait, dit notre Sainte Bible. Allez donc attaquer les Amalécites et détruisez tout ce qui leur appartient. Ne les épargnez pas; mettez à mort les hommes et les femmes, les enfants et les nourrissons, le bétail et les moutons, les chameaux et les ânes». Cette declaration a été interprétée à juste raison par de nombreux observateurs comme un appel au génocide.

Le rapport du ministère du Renseignement et les propos de Netanyahou ont renforcé les craintes du gouvernement égyptien qui a clairement indiqué qu'il ne permettrait pas l’expulsion des Gazaouis vers le Sinaï. Ils ont également ravivé chez les Palestiniens le souvenir traumatisant de la Nakba de 1948. Outre la forte opposition de l'Égypte et des Palestiniens, le droit international considère que le «déplacement forcé», le «nettoyage ethnique», l'«expulsion», l'«éloignement» et la «réinstallation forcée» sont des crimes de guerre. Il est urgent que la Cour pénale internationale enquête sur les crimes de guerre commis à Gaza. Les pressions internationales en faveur d'un cessez-le-feu s'intensifient, mais ce qu'il faut en plus maintenant, c'est une position internationale claire contre le «transfert forcé» par Israël de la population palestinienne de la bande de Gaza et de l'ensemble du territoire palestinien occupé, ainsi que la mise en place d'un programme mondial d'aide humanitaire pour répondre aux besoins vitaux des Ggazaouis. Surtout, pour qu'une nouvelle Nakba ne se produise pas, l’unité nationale palestinienne doit être plus que jamais consolidée.

 

[1] Expulsion of the Palestinians: The Concept of ‘Transfer’ in Zionist Political Thought, 1882-1948 (IPS, Washington DC, 1992) and A Land Without a People: Israel, Transfer and the Palestinians, 1949-1997 (Faber and Faber, London, 1997).

[2] Largest Palestinian displacement in decades looms after Israeli court ruling | Reuters

[3] An Israeli ministry, in a 'concept paper,' proposes transferring Gaza civilians to Egypt's Sinai - ABC News (go.com)

[4] An Israeli ministry, in a 'concept paper,' proposes transferring Gaza civilians to Egypt's Sinai | AP News

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À PROPOS DE L’AUTEUR:: 

Nur Masalha est un écrivain, historien et universitaire palestinien. Il est membre associé du Centre d'études palestiniennes de la SOAS, Université de Londres. Historien de la Palestine, il a été professeur de religion et de politique et directeur du Centre pour la religion et l'histoire et du projet de recherche sur la Terre sainte à l'université St.