Sionisme : la politique de transfert des Palestiniens, des origines à nos jours
Auteur: 
Année de publication: 
Langue: 
Arabe
Anglais
Français
Nombre de pages: 
7

Le projet de transférer les Palestiniens vers le désert du Sinaï, apparu à l’occasion de la guerre israélienne contre la bande de Gaza, n’est pas nouveau sur l’agenda du mouvement sioniste. Il fait en réalité partie des plans qui ont accompagné le mouvement dès sa naissance. Dès 1901, l’écrivain anglais Israël Zangwill, proche de Théodore Herzl, et qui avait, au temps du premier congrès sioniste mondial, visité la Palestine et ne pouvait donc ignorer sa réalité démographique, écrivait la phrase suivante dans les pages de la New Liberal review: « la Palestine est une terre sans peuple, les juifs  sont un peuple sans terre ». Phrase qu’il avait lui-même empruntée à certains partisans du courant que l’on appelait au XIXe siècle « sionisme chrétien », et à certains politiciens britanniques tels que le lord Shaftesbury. L’idée d’une « terre vide » aux yeux de Zangwill signifiait que ses habitants étaient « semi-bédouins », sans liens culturels ou nationaux qui puissent les rattacher à la terre, ce qui rendrait facile leur exode ou leur expulsion. Après la déclaration Balfour, il revient avec insistance sur ce point, dans un livre intitulé The voice of Jerusalem (La voix de Jérusalem): « Nous devons les convaincre paisiblement de partir vers le désert. N’ont-ils pas pour eux toute la péninsule arabique dont la superficie atteint un milllion de miles carrés ? Les Arabes n’ont aucune raison de tenir à ces quelques kilomètres. C’est dans leurs coutumes et leurs proverbes de “plier bagage”, de faire des “excursions”. Qu’ils en fassent à présent la demonstration »

Le projet de déportation des Palestiniens (1947- 1949) : les différentes étapes

Depuis que la commission Peel, envoyée par la Grande Bretagne pour enquêter sur les événements de la révolte de 1936, a fait sa première proposition de partage de la Palestine, le 8 juillet 1937, les leaders du mouvement sioniste se sont mis à envisager la déportation des Palestiniens, dans leur grande majorité du moins, de leur terre natale, comme une solution indispensable à « la question arabe ».  Avec l’adoption de la résolution 181 de l’assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947, sur le partage de la Palestine en deux États, juif et arabe, le projet de transfert est passé d’une simple idée à débattre à des actions concrètes sur le terrain, car les dirigeants sionistes ont réalisé que l’Etat juif créé par la résolution comprenait une minorité arabe importante de plus de 42% des habitants. 

Le récit sioniste prétend que des milliers de Palestiniens auraient quitté leurs terres de leur plein gré, ou bien en réponse aux appels des armées arabes entrées en Palestine le 15 mai 1948, ou à ceux de leurs radios. Le contraire a été prouvé par les recherches menées par les historiens Nur Masalha et Ilan Pappé, et plusieurs années avant eux par l’historien Walid Khalidi : si les Palestiniens ont quitté leurs terres, envahies par les forces sionistes, c’est par la force des armes et la terreur. C’était en parfaite conformité avec le plan méthodique élaboré par le commandement sioniste, au siège de la Haganah, à Tel Aviv, le 10 mars 1948, avec la participation personnelle de David Ben Gourion. Connu sous le nom de Plan D ou plan Daleth, il a été exécuté en six mois environ, aboutissant au déracinement de 800.000 Palestiniennes et Palestiniens de leur patrie, à la destruction de 531 villages, et à l’évacuation de 11 quartiers urbains de tous leurs habitants.

Pour expulser un nombre aussi important de Palestiniens, l’opération a dû se faire en quatre étapes : la première aussitôt après l’adoption de la résolution de partage de la Palestine, en décembre 1947, la quatrième et dernière entre le mois d’octobre 1948 et le début de l’année 1949. Selon certaines estimations, près de 280.000 d’entre eux se seraient réfugiés en Transjordanie, 190.000 dans la bande de Gaza, 100.000 au Liban, 75.000 en Syrie, 7.000 en Égypte, 4.000 en Irak, le reste se répartissant entre plusieurs autres pays.

De vieux projets d’implantation des Gazaouis dans le désert du Sinaï

Le 13 octobre 2023, le ministère israélien du Renseignement militaire divulguait un rapport sur le traitement à réserver à la population civile de la bande de Gaza, avec divers choix possibles garantissant une solution radicale. Parmi les trois choix préconisés par le rapport figurait le transfert de la population civile vers le Sinaï.

En réalité ce choix n’est pas nouveau. Le gouvernement égyptien lui-même l’avait évoqué en 1953.  Après des mois de négociations avec l’UNRWA (l’Office des secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), il avait fini par accepter un projet d’implantation de près de 12 mille familles de réfugiés de la bande de Gaza dans la région Nord Ouest du désert du Sinaï. Pour cela, il fallait que la terre dans cette zone soit rendue arable. Elle devait l’être grâce à la déviation d’une partie de l’eau du Nil. Un budget de 30 million de dollars devait été alloué au projet, qui bénéficiait du soutien de l’administration américaine. Face au soulèvement populaire qui avait enflammé la bande de Gaza en mars 1955, le gouvernement égyptien avait dû abandonner le projet. Lorsqu’Israël a occupé la bande de Gaza en juin 1967, le vice-premier ministre israélien a proposé un autre projet de transfert, assorti d’un financement israélien, visant à implanter les réfugiés palestiniens sur trois sites de la région égyptienne d’Al Arish, avec un premier contingent de 50.000 personnes. Le projet avait été catégoriquement refusé par l’Egypte. Après 1967, des pourparlers ont de nouveau eu lieu dans ce même but, à savoir celui d’évacuer la bande de Gaza, les autorités israéliennes étant déterminées à réduire le nombre des Palestiniens sous son contrôle. De nombreux projets ont alors été élaborés, couplés à des incitations financières attribuées aux candidats au transfert en direction de la transjordanie. Le sénateur américain Edward Kennedy avait alors soutenu un plan visant à répartir 200.000 réfugiés de la bande de Gaza entre plusieurs pays du monde. En 1971, le commandant israélien de la région sud, Ariel Sharon, qui menait une offensive militaire visant à liquider la résistance armée palestinienne dans la bande de Gaza, a proposé un projet ayant pour but de déraciner 12.000 Palestiniens des camps de réfugiés de la bande de Gaza pour les reloger dans le désert du Sinaï. L’Egypte a de nouveau rejeté ce projet. Le refus d’une implantation des réfugiés dans le Sinaï est devenu depuis lors un pilier de la doctrine sécuritaire et politique de l’Egypte.

Le nouveau projet du ministère israélien du Renseignement

Le nouveau projet contenu dans le rapport du ministère israélien du Renseignement militaire comprend un scénario d’exécution en due forme et un budget. La création de villes de tentes dans la région du Sinaï est envisagée dans une première étape, suivie d’une étape de construction de villes dans le nord du Sinaï pour la ré-implantation des réfugiés, à la condition de prévoir une zone tampon vide de plusieurs kilomètres à l’intérieur du territoire égyptien et une zone tampon sécuritaire du côté israélien, à la frontière avec l’Egypte. Le rapport estime que ce choix est de nature à renforcer le contrôle égyptien sur le Nord du Sinaï et à y limiter l’introduction d’armements. Il invite les États Unis et les États européens à exercer une pression sur l’Egypte afin qu’elle assume ses responsabilités, et qu’elle ouvre le poste frontière de Rafah, permettant le passage de la population civile vers le Sinaï, et ce, en échange d’aides financières opportunes, au regard de l’actuelle crise économique que traverse le pays. L’Arabie saoudite devrait, selon ce rapport, fournir un paquet financier, avec un budget spécifique destiné au transfert de ceux qui ne souhaiteraient pas s’établir dans le Sinaï, mais émigrer vers les pays en capacité de les accueillir et de favoriser leur implantation.

La réaction des pays concernés aux projets d’expulsion

Le jour de la divulgation du rapport par le ministère israélien du Renseignement, les agents de l’ONU présents dans la bande de Gaza signalaient que l’armée israélienne les avait informés, le soir du 12 octobre, que près d’1,1 million de Palestiniens résidant dans le Nord de Gaza devraient se diriger vers le sud dans un délai de 24 heures. Dans un tweet en arabe sur un réseau social, le lieutenant colonel Avichai Adraee, l’un des porte-paroles de l’armée israélienne, invitait les habitants de la bande de Gaza à se déplacer au sud de la rivière de Wadi Gaza, les incitant à « s’éloigner des terroristes du Hamas qui les utilisaient comme boucliers humains », ajoutant qu’il ne leur serait « pas permis de revenir dans la ville de Gaza sauf en cas d’autorisation claire dans ce sens et qu’il leur était interdit de se rapprocher de la cloture frontalière avec Israël. »

Cette déclaration, qui intervenait au moment de l’exode de centaines de milliers de Palestiniens du Nord de la bande vers le sud, a soulevé de fortes craintes au sein de la direction égyptienne. Dès le 12 octobre, le président égyptien Abdel Fattah Al Sissi avait incité les habitants de Gaza à rester chez eux. Il a ensuite déclaré, en recevant le chancelier allemand Olaf Scholz en visite au Caire le 18 octobre, que « pousser les Palestiniens à quitter leur territoire était une manière de liquider la question palestinienne au détriment des pays voisins ». Il a ajouté :« L’idée d’obliger les habitants de Gaza à se déplacer vers l’Égypte ne manquerait pas d’entraîner un déplacement similaire des Palestiniens de la Cisjordanie, de territoires occupés par Israël, ce qui rendrait impossible la création d’un État palestinien, et serait de nature à entraîner l’Egypte vers la guerre avec Israël. » Sans compter « qu’en transférant les Palestiniens dans le Sinaï, l’on transfère la résistance et la lutte en Égypte. En cas d’opérations lancées à partir de ce territoire, Israël aurait le droit de se défendre…avec des frappes sur le territoire égyptien ». Le président égyptien concluait: « Nous verrions se déliter entre nos mains » l’accord de paix signé entre les deux pays en 1979, et enfin que « si l’idée est le déplacement forcé alors il y a le désert du Néguev. Quitte à ce qu’Israël ramène les habitants (à Gaza) s’il le veut. »

La Cisjordanie connaît actuellement des déplacements forcés à l’intérieur du territoire. Les milices de colons, souvent avec le soutien direct de l’armée, forcent un grand nombre d’agriculteurs et de bergers palestiniens à abandonner leurs fermes et leurs terres situées dans la zone C, notamment dans les villages et campements situés sur le flanc Est des hauteurs de Ramallah et du gouvernorat d’Al-Khalil (Hebron). Selon Dror Sadot, porte-parole de l’ONG israélienne de défense des droits humains, B’Tselem: « Depuis le 7 octobre, plus de 13 communautés ont été contraintes de fuir » à la suite d’attaques de colons.

Face aux risques représentés par tous ces projets d’expulsion, le roi Abdallah II de Jordanie a prévenu le 13 octobre que « l’évacuation des habitants de Gaza était inacceptable et qu’elle était de nature à précipiter la région vers une nouvelle catastrophe et un nouveau cycle de violence et de destruction ». Le roi a affirmé qu’il n’y aurait « pas de réfugiés en Jordanie et pas de réfugiés en Égypte » et qu’il était « nécessaire de traiter la situation humanitaire à Gaza et en Cisjordanie ». Le 6 novembre le premier ministre Jordanien, Bisher Al Khasawneh, déclarait que « toute tentative ou création de conditions d’expulsion des Palestiniens de Gaza ou de Cisjordanie constituait une ligne rouge et serait considérée par la Jordanie comme une déclaration de guerre ».

Le président palestinien Mahmoud Abbas avait lui-même alerté le secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères, Anthony Blinken, lors de leur rencontre du 17 octobre à Amman, sur le risque « d’une deuxième Nakba » si davantage de Palestiniens étaient expulsés de Gaza ou de Cisjordanie. Si la position des États-Unis, telle que l’avaient exprimée le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, ainsi que le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, a pu paraître à première vue ambiguë sur ce projet de transfert, la Maison Blanche a toutefois annoncé le 13 octobre refuser le plan israélien de transfert vers le sud des habitants de Gaza, le qualifiant de « difficile » à appliquer.

Ce qui découle des diverses positions

On peut considérer que le choix de déplacer les habitants de la bande de Gaza représente pour Israël le choix idéal car il tranche définitivement un noeud gordien historique matérialisé par ce territoire. Pour autant, la mise en œuvre d’un tel scénario bute sur de nombreux obstacles. D’une part, la présidence égyptienne, en dépit de la promesse d’une suppression possible de la dette extérieure qu’on lui fait miroiter en échange de l’accueil de centaines de milliers de Palestiniens, n’accepte absolument pas ce choix, qui menace à ses yeux la sécurité nationale. D’autre part, les dirigeants jordaniens qui craignent par dessus tout l’option de la « patrie alternative » (faire de la Jordanie la patrie des Palestiniens) ne peuvent absolument pas accepter de laisser passer ce scenario, ni d’accueillir sur leur territoire de nouveaux réfugiés palestiniens. Dans la mesure où ces deux alliés traditionnels des États Unis tiennent la même position ferme contre le projet, il sera difficile à l’administration Biden de donner son feu vert, d’autant plus que le projet constitue une sérieuse menace pour les accords de paix respectifs passés par ces deux pays avec Israël.

 

Sources:

Khalidi, Walid. « Le Plan Daleth, de nouveau » (en arabe) in Majallat al-dirâsât al-filastîniyya, no 96 (automne 2013).

Laurens, Henry. La Question de Palestine, tome premier 1799-1922. L'invention de la Terre Sainte. Paris: Fayard, 1999.

Massalha, Nur Ad-Din, L’Expulsion des Palestiniens, le concept de transfert dans la pensée et la pratique sionistes,1882-1948 (en arabe); Beyrouth. Institut des études palestiniennes. 1992.

Muir, Diana. « A Land without a People for a People without a Land ». Middle East Quarterly, vol XV, no. 2 (Printemps 2008), pp. 55-62.

Pappé, Ilan. Le Nettoytage ethnique de la Palestine, traduit en arabe par Ahmad Khalifé. Beyrouth: Institut des études palestiniennes. 2007.

Rapport du ministère israélien du Renseignement militaire : la solution idéale est l’évacuation des habitants de Gaza vers le Sinaï (en langue  arabe sur le site de l’Institut des études palestiniennes).

Segev, Tom. 1967: Israel, the War, and the Year that Transformed the Middle East. England: Abacus Books, 2007.

1
À PROPOS DE L’AUTEUR:: 

Maher Charif, historien palestinien, docteur en lettres et sciences humaines de l'Université de la Sorbonne - Paris I. Chercheur à l'Institut des études palestiniennes. Chercheur associé à l'Institut français du Proche-Orient - Beyrouth.