Les forces engagées dans la guerre contre la bande de Gaza s’empressent d’évoquer qui pourrait dans l’avenir y exercer le pouvoir. Ce n’est guère étonnant, puisque ces forces sont parmi les plus fervents soutiens d’Israël. Elles participent même directement à la guerre[1], contre sa population et ses infrastructures, et ce, à travers l’armement, le soutien financier et la communication, de même qu’à travers le refus obstiné d’un cessez-le-feu, bien que le nombre de victimes ait dépassé les 11.000 victimes, dont les deux tiers sont des enfants, des femmes et des vieillards, qui devraient normalement être protégés au regard du droit international et du droit international humanitaire. Le nombre de blessés a lui-même dépassé les 40.000 personnes, avec la même proportion d’enfants, de femmes et de vieillards. Celui des déplacés avoisine le million de personnes, qu’il s’agisse des habitants des zones de combat ou de tous ceux qui ont été forcés de partir vers le Sud. Sans compter la démolition totale ou partielle de 45% des bâtiments et des biens à caractère civil dans la région nord, alors que ces biens doivent impérativement être protégés, au regard du droit international, notamment les hôpitaux et divers centres d’aide médicale. Il en va de même de la zone sud, avec 47% du nombre de morts et blessés, et qui a connu, comme le nord, de vastes destructions, et subit le même blocus.
Il convient de rappeler que les règles et les lois ont d’abord été créées pour préserver les humains et leurs droits inaliénables. Ce qui importe donc à Gaza, avant les spéculations intellectuelles sur qui va gouverner une bande dévastée[2], ce sont les femmes et les hommes palestiniens sur cette terre[3], qui sont en droit de se voir assurer leurs besoins essentiels en termes d’habitation, de nourriture et d’eau, d’environnement stable et viable, un environnement qui ne les pousse pas à devenir extrémistes à force de privations. Il a été démontré que les dures épreuves qu’ont traversé les Palestiniens, par le passé comme aujourd’hui, ne peuvent mener qu’à la radicalisation, toujours plus de radicalisation. Il convient également de rappeler toutes les résolutions des Nations unies, qui sont claires sur le droit du peuple palestinien à l’autodétermination en dehors de toute ingérence extérieure[4].
Il est donc impératif, avant toute argutie sur le prochain pouvoir, de rappeler certains faits têtus, et les certitudes qui en découlent :
- La bande de Gaza est un territoire de 365 km2[5], de 41 km de long, et d’une largeur qui varie entre 6 et 12 km. Elle accueille 2,23 millions d’habitants[6], ce qui représente la densité démographique la plus importante du monde, soit 5936 personnes au km2, selon les estimations de 2022.[7]
- La superficie du gouvernorat du nord de la bande de Gaza est de 61 km2, et accueille 444,412 habitants. Celle du gouvernorat de la ville de Gaza est de 75 km2, et abrite 767,167 habitants. Ces deux gouvernorats représentent 37,2 % de la superficie totale de la bande de Gaza, avec 1,211,579 habitants, autrement dit 54% de l’ensemble.
- Ce qui est proposé actuellement, du moins par un scénario israélo-américain, c’est de déplacer vers le centre et le sud de la bande de Gaza les habitants des deux gouvernorats du nord et de la ville de Gaza, autrement dit d’entasser 100% de la population sur 62,8% du territoire, ce qui augmenterait la densité démographique, qui est déjà la plus élevée au monde, et signifierait l’impossibilité matérielle de fournir des logements décents, voire simplement viables. Quant au second scénario revendiqué par Israël, avec la bénédiction publique des Etats-Unis, il vise à déporter toute la population gazaouie dans le désert du Sinaï, à vider la bande de Gaza de ses habitants, quitte à négocier par la suite un accord politique sur leur retour, ce qui serait une réédition de la tragédie des réfugiés de 1948, une tragédie qui dure depuis 75 ans, en dépit des résolutions de l’ONU sur le droit au retour, qui sont restées lettre morte en l’absence du moindre début de traduction concrète sur le terrain. Ce scénario est rejeté par les Palestiniens, comme par l’Egypte et la Jordanie.
- Indépendamment de la possibilité réelle de trouver à Gaza un pouvoir de substitution au Hamas, et de la nature d’un tel pouvoir, les diverses solutions proposées aujourd’hui n’aboutiraient, si l’on se réfère à l’expérience du passé, qu’à un seul résultat : aggraver la question des réfugiés palestiniens, qui perdure depuis 1948, sans la moindre certitude d’une solution.
- L’expérience des réfugiés palestiniens en Irak, en Syrie et au Liban est encore dans tous les esprits. Après l’occupation américaine de l’Irak en 2003, la chute du pouvoir en place et le chaos planifié, la majorité des réfugiés palestiniens a été poussée à partir pour le Brésil et la Suède. En 2011, avec les événements en Syrie, des dizaines de milliers de réfugiés palestiniens ont été obligés de quitter le pays, principalement vers le Liban et la Jordanie, où ils se sont installés. Des dizaines de milliers sont également partis vers l’Europe et les Etats-Unis. On évalue le nombre des réfugiés palestiniens arrivés en Europe à ce moment-là à 54,5% des 500,000 réfugiés palestiniens forcés à l’exode. Ce que signifierait, selon le premier et le deuxième scénario, encore un nouvel exode, consécutif aux conditions dramatiques qui seraient imposées à la population, une nouvelle émigration de réfugiés à la fois anciens et nouveaux, dont la plupart se dirigerait vers l’Europe, et dont les gouvernements assumeront la responsabilité pour avoir soutenu Israël dans sa guerre contre Gaza.
- Le scénario qui semble avoir été oublié par les amateurs de conjectures sur l’après-guerre, c’est la détermination de la résistance palestinienne, une endurance de nature à entraver les machinations visant à vider la bande de Gaza de sa population. Le monde serait alors confronté à deux défis : tout d’abord la difficulté d’une reconstruction de Gaza, notamment dans les deux gouvernorats du Nord et de la ville de Gaza, où les destructions causées par l’appareil de guerre israélien dépassent l’imagination, tant en matière d’infrastructures que d’habitations. Le second défi, dont les premiers signes sont déjà perceptibles, est celui de la crise politique qui ne manquera pas d’éclater en Israël après deux échecs consécutifs : celui de l’opération du 7 octobre, et celui de ne pas avoir atteint les buts déclarés de la guerre sur Gaza.
- Indépendamment de la nature du prochain pouvoir à Gaza, l’absence de toute reconstruction ne manquera pas de maintenir la tension, avec une résurgence possible de la guerre à tout moment, comme cela a été prouvé par le passé, après la guerre de 1948, celle de 1982, et jusqu’à l’actuelle nakba que vit la bande de Gaza. Les Palestiniens ont réussi à survivre à toutes les crises en maintenant vivante la flamme de la résistance. Celle-ci demeurera vivante tant que la question palestinienne n’aura pas trouvé une solution juste, qui consiste en un Etat palestinien totalement souverain, géographiquement et économiquement viable, et tant que la question des réfugiés palestiniens n’aura pas trouvé une solution équitable, notamment par l’application de la résolution 194 des Nations-Unies sur le droit au retour et aux compensations.
- Ce que le monde semble ignorer, c’est que les Palestiniens ont toujours décidé par eux-mêmes, à travers un choix démocratique, de qui pouvait les représenter. Le Fatah avait été le premier mouvement à avoir choisi la lutte armée. Le peuple palestinien a écarté des personnalités qui avaient émergé après la Nakba de 1948. Il a également refusé toute hégémonie arabe sur son pouvoir de décision, une décision nationale indépendante, et dont le Fatah a été le porte-drapeau. Il ne peut en être autrement aujourd’hui, le choix est clairement celui d’une résistance face aux plans de liquidation, indépendamment de qui porte le flambeau de cette résistance.
Traduit de l’arabe par Nada Yafi
[1] Cf Médecins Sans Frontières | Dictionnaire pratique du droit humanitaire (dictionnaire-droit-humanitaire.org) sous l’entrée Génocide, la partie Jusrisprudence, sous-titre L’incitation directe et publique à commettre le génocide
« Dans l’affaire Seromba(12 mars 2008, § 161), la Chambre d’appel du TPIR a estimé que le fait de « commettre le génocide » n’est pas limité à la perpétration directe et physique ; d’autres actes peuvent être constitutifs d’une participation directe à l’ actus reus du crime, notamment en aidant et en encourageant, ainsi que l’incitation directe et publique à commettre le génocide ».
[2] La bande de Gaza risque probablement dans les prochains jours une destruction encore plus grande, si la communauté internationale ne prend pas la mesure du chaos qui la guette en cas d’extension du conflit, qui ne pourra pas être indéfiniment contenu. Or, une extension en direction de la rive nord de la Méditerranée, ou du nord le plus proche, n’est pas exclue.
[3] Pour rappel, 75% des habitants de Gaza sont des réfugiés, descendants de réfugiés de la guerre de 1948, pour lesquels aucune solution n’a été trouvée, 75 ans plus tard, malgré des dizaines de résolutions de l’ONU.
[4] La résolution 3236 de l’Assemblée générale des Nations-Unies, adoptée le 22 novembre 1974, prévoit le droit à l’auto-détermination du peuple palestinien sans ingérence extérieure. Voir le texte de la résolution NR073997.pdf (un.org).
[5] Cf Bureau Central des statistiques palestiniennes, sous le titre « Indicator », sous-titre «Geography and climate conditions PCBS | Indicators.
[6] Cf ibid. PCBS | The International Population Day, 11/07/2023.
[7] CF. ibid PCBS | Summary of Demographic Indicators in the Palestine by Region.