Dès le lancement de l’offensive israélienne sur la bande de Gaza, au début de la deuxième semaine du mois d’octobre 2023, le chirurgien Ghassan Abou Sitta décidait de quitter son travail à Londres pour la bande de Gaza, afin d’y opérer, à l’hôpital Al Shifa et dans d’autres établissements, les victimes de l’agression israélienne, femmes, enfants, et hommes qui avaient eu la chance d’échapper à la mort.
Membre du conseil de direction de l’Institut d’études palestiniennes, Ghassan Abou Sitta est un professeur palestino-britannique spécialisé en chirurgie esthétique, plastique et reconstructive. Après des études à l’université de Glasgow au Royaume-uni et une formation pratique à Londres où il obtient trois bourses en chirurgie plastique et réparation de blessures, il rejoint en 2011 le Centre médical de l’université américaine de Beyrouth (AUB), pour y devenir en 2012 chef du département de chirurgie plastique, en charge du programme des blessures de guerre chez les enfants et de la clinique polyvalente spécialisée dans les blessures de guerre. En 2015 il participe à la création du programme de médecine de guerre au sein de l’Institut des soins de santé mondiale (Global Health Institute) de l’AUB et en devient le directeur. Il regagne en 2020 le Royaume-Uni, où il exerce dans le secteur privé. Il intervient régulièrement dans les conférences sur les blessures résultant d’explosions. Membre du conseil d’administration de « Inara » association caritative de chirurgie reconstructive pour les enfants blessés dans les guerres du Moyen-Orient, il est également membre du conseil de direction de « l’Institution d’aide médicale aux Palestiniens » au Royaume-Uni. On lui connaît de nombreuses publications sur les conséquences en matière de santé des conflits de longue durée et des blessures de guerre. Il a exercé en tant que chirurgien de guerre au Yémen, en Irak, en Syrie, au Sud Liban, et durant les guerres israéliennes contre la bande de Gaza[1].
Un livre sur « le narratif de la blessure palestinienne »
Avec la collaboration du journaliste libanais Michel Naufal, Ghassan Abu-Sitta a produit un ouvrage qui porte le titre Le Narratif de la blessure palestinienne, analyse de la biopolitique d’Israël, dans lequel il nous livre son expérience de chirurgien de guerre, une expérience qui lui a fait découvrir ce qu’il appelle le « narratif de la blessure de guerre », en tant qu’expression vitale, biologique de la guerre, réceptacle de son récit, témoignage perpétuel de la souffrance subie par les blessés, tout particulièrement le narratif de la blessure palestinienne qui résulte de la résistance à l’occupation. Une blessure toujours ouverte, qui continue de saigner abondamment depuis 1948. Ghassan Abu-Sitta dit à ce propos : « A chaque blessure que j’ai traitée, je voyais la guerre se dérouler devant mes yeux, et toutes ces blessures que j’ai soignées en Palestine, en Irak, en Syrie, et au Yémen, étaient pour moi autant de fenêtres qui me permettaient de visualiser ces guerres ».
Le livre s’ouvre sur une approche théorique de la question, qui explique la genèse de la théorie de la « biopolitique », amorcée par les travaux du philosophe français Michel Foucault. Celui-ci avait pressenti que l’intérêt porté aux populations en matière de santé et la gestion qui en découlait, comme la question de la quarantaine, représentaient les prémisses d’une biopolitique ; cette théorie a ensuite été développée par de nombreux penseurs italiens, tels que le philosophe Giorgio Agamben, le sociologue Antonio Negri et le philosophe Roberto Esposito, qui ont élaboré le concept, notamment au sujet de pays ayant subi une colonisation occidentale aboutissant « à l’extermination des autochtones et à la destruction de grandes civilisations de l’histoire » (telles que les Aztèques, les Incas et d’autres).
Ghassan Abu-Sitta et Michel Naufal nous dévoilent la biopolitique de l’Etat israélien qui a été créé sur la terre de Palestine, et qui a adopté la pratique du nettoyage ethnique jusqu’à l’extermination physique. Après la guerre de 1967, Israël a assiégé la vie des Palestiniens par les colonies. L’occupant leur a imposé des mesures coercitives les privant de toutes conditions de vie décente qui leur permettraient de réfléchir à la politique et à l’indépendance. Les accords d’Oslo ont ensuite permis l’annihilation politique du corps social palestinien, sans abandonner pour autant l’extermination physique à Gaza.
Le contenu du livre
Le livre sur « le narratif de la blessure palestinienne, analyse de la biopolitique d’Israël » a été publié en janvier 2020 aux Editions Riyad El-Rayess à Beyrouth. Il comprend cinq chapitres, précédés d’une introduction et suivis d’une conclusion.
Michel Naufal explique dans l’introduction comment les sujets du livre ont pris forme, à travers un dialogue soutenu, progressif, poursuivi avec Abu-Sitta, dont il commence par présenter la biographie, celle d’un médecin préoccupé par le narratif d’un corps palestinien blessé depuis la Nakba de 1948 et jusqu’à la guerre d’extermination israélienne qui se poursuit dans la bande de Gaza.
Le premier chapitre permet de passer en revue les travaux de terrain du chirurgien, ses réflexions théoriques, et d’étudier les conséquences des biopolitiques visant à gérer la santé publique de la société palestinienne de manière à contrôler les secteurs-clés de la vie de ses membres. Il permet de mieux saisir la portée du pouvoir biologique exercé par le colonialisme de peuplement israélien en Palestine.
Le deuxième chapitre aborde la guerre d’extermination qui se poursuit dans la bande de Gaza, et les grandes offensives lancées par Israël contre ce territoire. La guerre de la Nakba en 1948 se poursuit ainsi jusqu’à nos jours, puisque le projet sioniste passe par une liquidation physique en vue de parvenir à la liquidation politique de la question palestinienne.
Le troisième chapitre s’attarde sur « la blessure et sa valeur sémantique », car au moment où l’arme trace dans le corps une plaie, elle y plante un récit qui accompagnera les blessés toute leur vie, et porte en lui l’histoire même du conflit.
Le quatrième chapitre tente d’analyser la crise du système politique palestinien, estimant que celle-ci touche à la fois les adeptes des « Accords d’Oslo » et leurs opposants. Le mouvement sioniste a réussi à épuiser le processus d’Oslo en faisant émerger une catégorie de la population organiquement liée à l’occupation israélienne. Il en conclut que l’un des aspects de cette crise pourrait être l’incapacité des élites palestiniennes à cumuler les expériences et les réussites dans un processus intégrateur accompagné d’un narratif cohérent qui ne s’interrompe pas à chaque nouvelle étape.
Le cinquième chapitre évoque l’effondrement du système de santé dans les pays arabes, la gestion de la biopolitique israélienne, ainsi que son contrôle de la santé publique du peuple palestinien et de sa vie. Il appelle à développer les études arabes en matière d’anthropologie de la santé.
L’ouvrage conclut que « la blessure infligée par le colonisateur au colonisé comme marque de sa domination peut être récupérée par les opprimés, pour lui attribuer une valeur sociale et politique positive, transformant ainsi un signe d’impuissance en un signe de défi et d’égalité avec le colonisateur. S’il advient que les peuples colonisés perdent cette capacité à produire une valeur positive attribuée à la blessure arabe, alors ils auront perdu la bataille de la détermination face au colonisateur, et la violence de celui-ci aura vaincu leur conscience collective ».
Brûler la conscience politique des Palestiniens et saper la viabilité de leurs structures sociales
Evoquant dans le deuxième chapitre la guerre d’extermination poursuivie dans la bande de Gaza, bande qui ressemble de plus en plus à « un immense camp de réfugiés », l’ouvrage démontre comment les Sionistes s’appliquent à tout détruire : les structures de santé, d’éducation, les organismes professionnels, les centaines d’immeubles d’habitation, les services publics, les installations industrielles, agricoles et commerciales. Une entreprise de démolition « visant à transformer la situation des Palestiniens de Gaza en simple crise humanitaire, en présence démographique sans droits politiques et économiques ». Lors de son agression de 2008, Israël avait délibérément largué un million et demi de kilogrammes d’explosifs sur Gaza, recourant en outre à un nouveau type de bombes au phosphore que l’on peut larguer du ciel ou tirer de la mer et qui provoque de graves mutilations par l’extension des brûlures.
Il est important de noter, à cet égard, que les grandes offensives lancées par les dirigeants israéliens depuis 2008 contre les Palestiniens dans la bande de Gaza étaient toutes fondées sur leur profonde conviction d’un « conflit existentiel insoluble » avec les Palestiniens. De ce fait il fallait à tout prix « brûler la conscience des Palestiniens », briser leur volonté de résistance, leur infliger une défaite morale persistante, en propageant une culture de la terreur, leur faisant sentir sans relâche un sentiment d’impuissance, jusqu’à détruire non seulement leur identité politique mais leurs moyens de subsistance sociale, ce que certains militants des droits de l’homme ont désigné par le terme de « sociocide », terme qui définit « une action accomplie avec l’intention de détruire, totalement ou partiellement, un groupe national ou ethnique, racial ou religieux, notamment en tuant des membres de ce groupe, ou en soumettant ce groupe, délibérément, à de telles conditions d’existence qu’elles aboutissent à sa destruction »[2]. La militante belge des droits humains, Marianne Blume, avait déjà utilisé ce terme en 2012, lors de son témoignage devant la troisième session du tribunal de Russel sur la Palestine, réunie à Cape Town en Afrique du Sud. Dans son analyse de la politique israélienne à l’encontre du peuple palestinien, politique qu’elle avait eu tout le temps d’observer pendant dix ans, tout au long de son séjour à Gaza, et qui lui avait inspiré le livre Gaza dans mes yeux, la militante considère que cette politique dépasse l’apartheid et peut être qualifiée de « sociocide ». Elle se matérialise par la destruction systématique de l’espace des Palestiniens, de leurs habitations, de leur économie, de leurs forces d’opposition, ainsi que de leur culture.
Pour justifier leurs guerres successives contre le peuple palestinien, notamment dans la bande de Gaza, les dirigeants israéliens s’attachent, dans leur propagande, à le déshumaniser, et à propager l’affirmation selon laquelle deux visions du monde s’affrontent dans ce conflit. Il y aurait ainsi d’une part « une culture de la mort, avec l’apologie du martyre, la jouissance de tuer l’ennemi par des bombes humaines » et de l’autre côté, « une culture de la vie, de la protection des habitants ». Ainsi le Palestinien en vient à représenter « Le Mal », « il entasse des armes dans les maisons et les mosquées », « il utilise les civils pour protéger les missiles », alors que l’Israélien incarne « Le Bien » car il « prévient les habitants d’un immeuble avant de l’attaquer et de le détruire », et qu’il « utilise les missiles pour protéger les civils ».
La crise du mouvement national palestinien
Michel Naufal et Ghassan Abu-Sitta tentent dans le quatrième chapitre de l’ouvrage d’analyser la crise du système politique palestinien, sujet polémique par excellence, tant la crise politique perdure en Palestine, nourrie par une certaine impuissance face à la férocité de la colonisation sioniste, qui dévore toujours plus de terres, par la consécration d’un Etat d’apartheid, de même que par la division entre dirigeants palestiniens et le hiatus entre l’autorité de Cisjordanie et le pouvoir dans la bande de Gaza. Le chapitre montre comment l’élite palestinienne au pouvoir détermine la valeur politique des blessures de guerre selon que le narratif de la blessure valide son projet politique ou s’en éloigne, ce qui fait que cette valeur change de signification tout au long de la vie des blessés, selon la nature des projets politiques et de l’élite qui les conduit. Cette valeur devient alors le critère principal qui détermine la disponibilité des soins de santé dispensés au malade ou leur rétention.
Il convient de saluer enfin la courageuse contribution de Ghassan Abu-Sitta sur le terrain, dans son traitement des victimes blessées par les attaques israéliennes qui se poursuivent dans la bande de Gaza. Il est la preuve vivante du rôle que peuvent jouer les intellectuels palestiniens pour préserver la flamme de la résistance, protéger l’identité nationale de la déliquescence, empêcher la marginalisation du récit historique du peuple palestinien, notamment sur les réfugiés, qui en représentent la majorité écrasante, et doivent jouir du droit légitime au retour dans leur patrie.
Traduit de l’arabe par Nada Yafi
[1] https://www.palestine-studies.org/ar/node/235728
[2] https://www.artistespourlapaix.org:le-tribunal-russel-pour-la-palestine-aborde-laquestion-du-sociocide/