Le 4 octobre nous nous étions mis d’accord avec Basel El Maqosui, artiste peintre de Gaza, sur la date du 10 pour l’interview projetée sur le blog de l’Institut d’études palestiniennes. Mais la guerre lancée par l’occupant israélien contre la bande de Gaza en a décidé autrement. J’ai cependant poursuivi mes échanges avec Basel, à chaque fois qu’il avait accès à Internet, et je me réjouissais de voir la lumière du message sur mon écran. Il y a deux jours, je lui ai demandé d’écrire un témoignage sur le déplacement qu’il venait de connaître avec sa famille, sur le sort réservé à son atelier de peinture, à ses toiles. Il a préféré le faire sous forme de questions réponses, je lui ai alors envoyé une liste. Il m’a répondu en plein bombardement, m’a-t-il dit, au milieu des bruits assourdissants et des cris apeurés de ses enfants.
À chaque guerre, nous sommes déplacés
Ce n’est pas la première fois que Basel vit l’expérience du déplacement. Il revit l’exode à chaque attaque israélienne sur la bande de Gaza. Il habite le quartier de “Isra’a”, à proximité de la zone tampon avec les territoires occupés en 1948. Les déplacements se font en général vers les habitations de la famille qui peuvent être relativement sûres. Basel évoque aujourd’hui une réalité différente, que nous pouvons tous observer à la télévision : “Cette fois-ci, c’est plus dur, l’attaque est plus sanglante, avec plus de massacres. J’avais quitté ma maison pour me réfugier dans le Quartier de Radwane, dans la famille de mon épouse. Mais nous étions terrorisés. Le lieu est proche des tours Maqussi, et du centre de renseignements, c’est le quartier le plus ciblé par les missiles tirés des avions de combat. Nous sommes donc tous repartis, nous étions 40, avec ma mère, ma femme, mes garçons, ma fille et ses enfants, mes sœurs, mes frères leurs enfants, ainsi que des proches”.
Basel me raconte qu’ils sont partis vers l’atelier de peinture contemporaine “Chababik” (qui signifie fenêtres), atelier qu’il a contribué à fonder, et où il passe le plus clair de son temps. C’est là qu’il conserve aussi un grand nombre de ses œuvres, ainsi que celles d’autres artistes peintres. De nombreux artistes de Gaza y ont suivi leur formation. Né en 1971, Basel s’est formé aux beaux-arts auprès de l’Association de la jeunesse chrétienne de Gaza. Il a participé en 2000 et en 2003 à des résidences d’artistes à “Darat al-Funun”, galerie d’art à Amman, en Jordanie, sous la supervision de l’artiste syrien mondialement réputé Marwan Qassab Bachi. Il a par ailleurs obtenu de nombreux prix, récompenses et résidences d’artiste.
Les enfants et la guerre
L’expérience diversifiée de Basel dans le domaine des beaux-arts, en peinture comme en photographie, lui a donné un savoir-faire précieux pour accueillir dans son atelier les enfants déplacés, parmi lesquels ses propres petits-enfants. “Les bombes tombaient sur la bande de Gaza dans des quartiers très proches les uns des autres, nous dit Basel, elles donnaient l’impression que la prochaine allait être encore plus proche : la peur était palpable chez les enfants, ils avaient déjà fui de quartier en quartier pour échapper à la mort. Pour pouvoir gérer les enfants dans l’atelier, leur faire oublier le fracas des bombes si proches, tout autour de nous, je distribuais des feuilles et des crayons de couleurs. Je m’asseyais près d’eux en leur disant que nous allions dessiner tous ensemble. Je les encourageais à jouer avec les couleurs, à dessiner ce qui leur faisait enviet. C’est tout ce que je pouvais faire car leur peur était telle qu’il était impossible de la décrire ou d’en parler avec eux. Le jeu des récompenses m’a été bien utile. Je distribuais des bonbons et des chocolats pour les encourager à se dépasser. Et nous restions ainsi jusqu’à ce qu’ils soient fatigués et qu’ils s’endorment, dans l’espoir qu’ils feraient de doux rêves”.
Des toiles sacrifiées
L’atelier “Chababik” n’est pas resté bien longtemps un lieu sûr et il a fallu repartir de nouveau, avec la famille, à la recherche d’un autre abri. Cette fois il s’agissait d’aller à Khan Younes. Basel se désole de n’avoir pu transporter toute sa famille avec lui : ” Je veux parler de mes toiles. Les premiers membres de cette famille-là ont péri chez moi sous les décombres. Ce n’est pas la première fois. En 2008 déjà mon habitation avait été bombardée, c’est là que j’avais mon atelier. J’avais réussi à exfiltrer quelques toiles. Après la guerre je les avais soignées comme des blessés de guerre. Je les avais restaurées avec des pansements, de la gaze, de la bétadine. J’en avais ensuite fait une exposition sur les ruines de l’hôpital de Jérusalem qui dépend du croissant rouge palestinien”.
Lors de l’offensive israélienne de 2008-2009 contre Gaza, cet hôpital avait subi des bombardements qui avaient touché le complexe médical “Nour”, lequel comprend les bâtiments administratifs du Croissant rouge palestinien à Gaza, ainsi que l’hôpital Al-Quds. L’hôpital avait été évacué, les malades et les blessés avaient été transportés au complexe médical d’Al-Shifa”.
Basel poursuit son récit sur cette autre famille, ses toiles : « Je ne sais pas à l’heure qu’il est, où je réponds à tes questions, si mes toiles sont encore en vie, si le lieu a été pilonné, ou si seulement les alentours ont été touchés. Je ne connais pas le sort qui sera réservé à mes œuvres. Je ne peux pas vivre comme cela. Tous les deux ou trois ans, une guerre est lancée contre nous, et je perds des amis, des proches, des toiles.”
La senteur des martyrs
Une phrase qui revient à plusieurs reprises sur la page Facebook de Basel m’intrigue : “J’essaie de peindre la senteur des martyrs ”. Je l’ai interrogé sur ce qu’il voulait dire : “En tant qu’artiste plasticien et photographe, je me considère comme l’un des représentants du soft power de la résistance. On peut tout exprimer avec le dessin, la couleur, les photos, mais on ne parvient pas à capter les odeurs. La senteur la plus émouvante n’est-elle pas celle de nos disparus. J’essaie de la capter à travers leurs personnalités, leurs visages, à travers la mosquée Al-Aqsa dont nous défendons l’aura sacrée, dans la ville sainte entre toutes. J’essaie de ressentir cette odeur dans mes couleurs. J’ai déjà perdu 15 personnes dans cette guerre jusqu’à présent, des amis, des proches, des membres de ma famille très chers à mon cœur. Je continuerai de respirer leur odeur dans chacun de mes souffles, à chaque fois que le pinceau touchera la toile. Je tente d’obtenir sur ma toile la fragrance d’un sourire d’enfant, d’un enfant dans les bras de sa mère, de tout ce qui peut représenter la joie, la liberté, la paix, les amandiers en fleur… cette senteur-là, celle des chers disparus je ne peux pas la décrire avec les mots, alors j’essaie de la peindre”. Et Basel El Maqosui d’ajouter : “J’ai aussi essayé de peindre les moments difficiles, le fracas des bombardements, l’odeur des victimes tombées dans les rues, celle des explosions, je tente de peindre tout cela, c’est comme une révolution qui me bouleverse, qui nous bouleverse tous, une tornade que les mots ne peuvent saisir ».
Un espoir de liberté
A un moment de nos échanges, Basel me dit soudain : “Dis, si je meurs, moi aussi, tu m’arrangeras le portrait, n’est-ce pas ?”
C’est une question qui me tue, qui m’oblige à revoir tant de choses, d’images. Cette mort qui survole Gaza sous la forme d’avions de combat, c’est vraiment la grande faucheuse. Le nombre de victimes a dépassé les 10.000 et le monde hésite encore à exiger un cessez-le-feu, il se contente de discours de tribune, de paroles inertes.
C’est cette réalité-là qui pousse Basel à me parler ainsi. Pour lui, comme pour d’autres ce n’est pas seulement l’espoir de vivre qui anime la population de Gaza, c’est un espoir de liberté.
“Je voudrais que cette guerre s’arrête, que cesse enfin la mort de tous les êtres chers. Assez de morts. Je ne sais pas si je serai l’un d’eux demain, ou ma famille, ou pas. Après la guerre j’irai fouiller les décombres pour retrouver ma maison, puis j’essaierai de retrouver mes toiles, mes œuvres, de les regrouper. Je n’ai pas d’autre espoir que celui de la liberté ».
Traduit de l’arabe par Nada Yafi