La relation entre les États-Unis et Israël ne ressemble à aucune de celles qu’ils entretiennent avec les autres pays. Il n’est pas exagéré de dire qu’entre la Seconde Guerre mondiale et le début de la guerre froide, il y eut rarement relation plus intime et plus fusionnelle entre deux pays, Israël ayant reçu chaque année et recevant toujours un soutien financier et militaire supérieur à ce que reçoit tout autre pays. Plus important, Israël bénéficie également d’un soutien politique et d’une couverture juridique dans les enceintes internationales pour toutes les violations des lois et des conventions qu’il commet dans les territoires palestiniens occupés. Au fil des décennies, ce comportement américain a permis à Israël de transgresser tous les interdits, ce que montre depuis plus d’un mois l’opérations militaire d’une ampleur et d’une brutalité sans précédent contre la population de Gaz, en représailles à l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ».
Or, ces profondes relations « historiques » entre les États-Unis et Israël ne signifient pas nécessairement que l’entente a toujours régné entre leurs dirigeants ; elles ont été parfois entachées de divergences ou de différences d’approche. Malgré les positions politiques bien connues du président Joe Biden à l’égard d’Israël et du sionisme, lui qui a déclaré trente-sept ans avant d’accéder à la présidence : « Si Israël n’existait pas, l’Amérique aurait dû le créer pour protéger ses intérêts »[1], sa relation avec l’actuel Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, était d’une tiédeur notoire, au point que Biden n'a pas invité Netanyahu à la Maison Blanche, contrairement à l’usage après la formation de chaque nouveau gouvernement en Israël. En revanche, il a reçu le président israélien Isaac Herzog lors d'une réunion protocolaire sans effets politiques majeurs, dans la mesure où le président en Israël ne jouit pas de pouvoirs exécutifs notables.
L’opération « Déluge d’Al-Aqsa » vient de rendre bien plus chaleureuse la relation entre les deux hommes. Joe Biden s’est en effet rendu en Israël, visite inaccoutumée d’un président américain dans un pays en guerre, dans l’objectif clair de montrer que les États-Unis se tiennent aux côtés d'Israël et le soutiennent en temps de crise indépendamment de toute autre considération. Il est allé pendant sa visite jusqu’à déclarer: « Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'être juif pour être sioniste. Je suis sioniste. »[2]
Les positions de Biden sont soutenues par le Congrès américain, qui approuve l’octroi d'une aide militaire et matérielle à Israël. Mais avec l’escalade sans précédent des frappes israéliennes sur la bande de Gaza et les pertes énormes parmi les civils palestiniens, des voix ont commencé à s’élever au sein et à l’extérieur du Congrès pour exiger un changement de la politique américaine.
Des voix qui contestent la politique de Biden ont également commencé à s’élever dans son proche entourage, au sein du parti démocrate, ce qui pourrait constituer pour lui un inquiétant indicateur pour les prochaines élections.
Les principales réactions hostiles aux prises de position de Biden concernant la guerre israélienne contre Gaza sont les suivantes :
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Plus de 400 employés du Congrès ont écrit à leurs supérieurs pour leur demander de s’efforcer d’obtenir un cessez-le-feu à Gaza. Cependant, dans le document signé par ces employés ne figuraient pas les noms des signataires pour des raisons de sécurité et par crainte pour leur avenir professionnel.[3]
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Plus de 250 employés des précédentes campagnes présidentielles du sénateur américain progressiste Bernie Sanders ont écrit à ce dernier, l’appelant à présenter au Sénat une motion exigeant un cessez-le-feu immédiat à Gaza. On pouvait lire dans cette lettre : « ... Nous vous demandons d'utiliser votre influence et le respect dont vous jouissez aux États-Unis et dans le monde pour vous opposer courageusement à la guerre et à l'occupation, dans l’intérêt de la dignité humaine... »[4].
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Un groupe de juifs pacifistes a organisé des sit-in dans les salles du Congrès pour protester contre la guerre et exigé un cessez-le-feu immédiat.
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Des dizaines de manifestants ont pris d'assaut le Capitole, scandant des slogans contre l'agression israélienne et dénonçant la politique de Biden en faveur d'Israël. Plusieurs ont été arrêtés par la police du Congrès.
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Alexandra Rojas, directrice exécutive du groupe progressiste Démocrates-Justice, a exhorté le président Biden à agir immédiatement pour empêcher une invasion terrestre de Gaza qui risque de faire des milliers de victimes civiles et provoquer une guerre à l’échelle régionale.
On a aussi noté d’autres initiatives contre le soutien illimité apporté à Israël., et parmi elle :
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La démission de Josh Paul, responsable des transferts d'armes au Bureau des affaires politico-militairesau Département d’État américain, en signe de protestation contre la décision de l’administration Biden de continuer à fournir des armes à Israël. Dans sa lettre de démission, Paul critique « le soutien aveugle apporté à une seule partie » qui conduit à « une politique imprudente et injuste allant à l’encontre des valeurs que nous prônons. » Il a estimé que le soutien américain à Israël entraînera davantage de souffrances pour les Israéliens et les Palestiniens, et exprimé sa crainte de voir se répéter les mêmes erreurs commises par l’administration au cours des décennies précédentes. »[5]
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Le sénateur progressiste indépendant du Vermont, Bernie Sanders, a appelé à plusieurs reprises, lors d’interventions au Congrès, à une trêve humanitaire à Gaza. Il a accusé Israël de violer les règles du droit international en ciblant les civils, en imposant un siège et en empêchant l’approvisionnement en eau, nourriture et aide médicale.[6]
Des opposants au sein du clan démocrate
Les positions pro-israéliennes de Biden dans la guerre contre Gaza, surtout à l’approche des élections présidentielles de l’année prochaine ont suscité d’autres critiques virulentes au sein du parti démocrate. . On compte parmi ces voix :
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Le sénateur Chris Murphy, président de la sous-commission du Sénat chargée des relations avec le Moyen-Orient, a demandé à Israël d’autoriser l’arrivée de carburant dans les hôpitaux et les stations de dessalement de Gaza.
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La représentante du Michigan, Rashida Tlaib, seule américaine d’origine palestinienne au Congrès, a accusé Biden d’avoir incité à une guerre meurtrière. « Nous nous souviendrons de votre attitude », a-t-elle écrit dans un message sur les réseaux sociaux, faisant référence au président et aux prochaines élections. Il convient de relever, à cet égard, que le Congrès américain a rejeté, à une majorité de 222 voix contre 186, la motion de censure présentée par la députée d'extrême droite Marjorie Taylor Greene contre Tlaib. Fait remarquable, 23 membres républicains se sont opposés à la motion de censure.[7]
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La députée démocrate Ilhan Omar a également exprimé sur les réseaux sociaux son soutien au message du personnel du Congrès exigeant la fin de la guerre. Omar fait partie d'un groupe de démocrates progressistes qui ont pris le contre-pied du parti en appelant à un cessez-le-feu à Gaza.
Dans la rue américaine : Arabes, musulmans et juifs défient Biden
Outre l’opposition politique, un mouvement de contestation a émergé dans les communautés arabes, musulmanes et juives choquées par la position de Biden. Sa déclaration selon laquelle il met en doute le nombre des victimes palestiniennes à Gaza a suscité la colère au sein de ces communautés, qui ont considéré que Biden traitait les Palestiniens de menteurs et confirmait la propagande israélienne.
La demande faite par le Conseil des relations américano-islamiques au président Biden de s’excuser de ces propos et de condamner les crimes israéliens contre les civils à Gaza est un signe de la profonde déception des musulmans américains. Le président exécutif du Conseil a demandé au président américain de regarder les vidéos montrant des images d’enfants palestiniens extraits des décombres, pour vérifier si elles sont fabriqueés ou si, à son avis, ces enfants méritent un tel sort.[8] [8] Dans un geste qui dénote son ignorance des sentiments de ces groupes, Biden a rencontré des représentants des Arabes et des musulmans aux États-Unis, mais il a refusé de recevoir des personnes qui critiquent sa politique. Nombreux ont exprimé leur sentiment de solitude et leur défiance à l’égard d’un parti qu'ils considéraient comme un refuge face à l'hostilité des Républicains, avec, à leur tête, Donald Trump.
Alors, la coalition dirigée par Biden risque-t-elle de s’effondrer à cause de la guerre contre Gaza ?
Malgré l’entente qui règne entre les démocrates sur les questions intérieures, le soutien sans faille que Biden apporte à Israël risque d’approfondir davantage le sentiment de frustration chez les électeurs démocrates, notamment chez les jeunes progressistes. Des analystes estiment que Biden court le risque de voir se désagréger la coalition qui le soutient et sur laquelle il mise pour les prochaines élections.
Bien que la majorité des démocrates soutiennent le droit d'Israël à mener des frappes de représailles à Gaza, les énormes pertes civiles du côté palestinien entraînent toutefois une contestation de la politique de l’actuelle administration.
Ceux qui suivent de près la campagne électorale estiment que l’âge des électeurs est déterminant. En effet, les jeunes électeurs de moins de trente ans sont très partisans d’un cessez-le-feu, tandis que ceux de plus de quarante ans soutiennent Israël.
Si l’on considère que 60 % des électeurs âgés de 19 à 29 ans ont voté pour Biden lors des élections de 2020, votes qui ont donné à Biden une longueur d’avance sur son rival Trump (selon le Pew Research Center)[9] [9], la baisse du soutien à Biden de la part de cette catégorie d'électeurs qui rejettent sa politique au Proche-Orient, constituera un motif de préoccupation en ce qui concerne sa réélection. Et même si cette catégorie de jeunes électeurs démocrates ne constitue pas encore un moyen de pression efficace face au puissant lobby juif, elle préfigure un changement radical dans le mode de pensée au sein de la jeunesse américaine.
La guerre à Gaza brisera-t-elle les rêves électoraux de Biden, tout comme ceux de son allié « de circonstance » Benjamin Netanyahu ? C’est ce que nous découvrirons très prochainement..
[1] Trente ans après, Biden réitère ses propos : Si Israël n’existait pas, on le créerait, Al-Khaleej Al-Jadid, 18 octobre 2023.
[2] « Je suis sioniste… Biden amadoue Netanyahu et courtise les électeurs indépendants », « Al-Ayn Al-Ikhbariya », 22/10/2023.
[3] “More than 400 Capitol Staffers Call for Ceasefire in Gaza,” Huffpost, 19/10/2023.
[4] “State Department Official Resigns Over Arms Transfers to Israel,” New York Times, 19/10/2023.
[5] Ibid.
[6] “Sanders Calls Israel's siege on Gaza a 'serious violation of international law',” POLITICO, 10/10/2023.
[7] “Israel-Gaza war: US House rejects effort to censure Rashida Tlaib,” Aljazeera, 2/11/2023.
[8] “CAIR Calls on President Biden to Apologize for ʿShocking and Dehumanizingʾ Remarks on Palestinian Civilian Casualties,” CAIR, 25/10/2023.
[9] “The Biden Coalition risks a damaging break over the US role in Israel's response in Gaza,” CNN Politics, 26/10/2023.