L’armée d’occupation israélienne a fourni à ses tireurs embusqués, face au soulèvement d’Al Aqsa, des lunettes de visée spéciales qui permettent de voir les Palestiniens comme sur un écran de jeu vidéo, afin que les tireurs puissent se détacher de leurs “affects humains” dans l’exercice de leur mission. En réponse à la question d’un chercheur sur ce qui lui avait facilité la tâche, l’un de ces tireurs a répondu qu’il pouvait désormais « regarder une cible dans son viseur comme s’il regardait un objet quelconque à la télévision. La scène est moins humaine”.
Cette distance corporelle et affective que l’image virtuelle installe entre le tireur et sa cible incite même l’un de ses camarades à se vanter d’exercer un pouvoir de vie et de mort : « On a souvent le sentiment, dit celui-ci, que la machine joue le rôle de Dieu. Elle tient cet homme dans le viseur, elle sait que sa dernière heure est venue, alors que lui-même ne devine même pas ta présence ! »[1].
Habituellement, dans les affrontements, les soldats meurent pour défendre des civils, mais dans les nouvelles batailles qui recourent aux armes électroniques, c’est l’inverse. La technologie sert à minimiser les pertes en vies humaines parmi les soldats sans prendre en compte le nombre de civils désarmés, notamment dans les guerres intervenant dans un contexte colonial. Ainsi l’occupation israélienne a-t-elle recours à la technologie la plus sophistiquée pour développer des armes qui tuent à distance, pour éviter de risquer la vie des soldats. La plupart des armes braquées sur Gaza aujourd’hui fonctionnent à l’intelligence artificielle et aux robots, à commencer par les avions sans pilotes, en passant par les drones de toutes sortes, les chars et canots automatiques, les quadrocopters et autres dispositifs. Un grand nombre de ces armes est expérimenté pour la première fois “sur le champ de bataille”, selon un rapport publié récemment dans le journal britannique le Daily Mail [2] qui passe en revue les engins de mort israéliens les décrivant comme terrifiants, détaillant les infos sur des drones suicides armés de têtes pouvant exploser à une distance de 1000 km, ainsi que de petits drones qu’il est loisible de garder dans sa poche, et bien d’autres.
A droite le jeu vidéo armA III et à gauche une photo du champ de bataille fournie aux médias par l’armée israélienne
Les pilotes israéliens ne sont pas les seuls à voir la bande de Gaza de manière virtuelle, les médias étrangers adoptent aveuglément le narratif sioniste. Nous les voyons reproduire des images fournies par l’armée israélienne : coordonnées du terrain vues du ciel telles qu’elles apparaissent sur le tableau de bord d’un avion, photos de toits d’immeubles aux couleurs grises, et toute une iconographie d’explosions tombées du ciel. Les correspondants des médias ignorent la géographie de Gaza, ils n’osent s’aventurer sur le terrain ou n’arrivent pas à mener des enquêtes destinées à vérifier le narratif transmis, ils se contentent de publier ce qui leur vient, y compris des clichés qui ressemblent furieusement à des jeux vidéo.
Le cinéaste irakien Harun Farocki avait déjà prospecté dans ses films la relation entre le virtuel, l’armée et les médias dès la première guerre du golfe en 1991. Il s’est concentré sur l’usage par les États-Unis des scénarios fictifs de jeux vidéo visant à entraîner les forces américaines avant de les déployer sur des théâtres d’opérations. Les clichés de cet oeil mécanique ont montré aux médias une guerre épurée, à l’image des jeux électroniques, bien loin de la misère du réel, du sang versé à vue d’œil, de son odeur qui pénètre les narines, qui vous donne la chair de poule.
L’adoption de l’informatique dans les guerres, nous dit Farocki, remonte aux années quatre-vingt lorsque les américains ont commencé à plaquer des images réelles prises d’avion sur des coordonnées de cartes géographiques qu’ils ont ensuite mobilisées dans leur bataille, présentant les attaques dans les médias occidentaux comme étant d’une “précision chirurgicale”. On voyait sur les écrans de télévision des missiles illuminer le ciel d’Irak sans jamais voir leurs effets sur le terrain, les destructions, les morts, les ravages. Dans un film intitulé “la guerre vue de loin” Farocki révèle aussi que ces clichés rapides et lointains, de même que ceux captés d’un avion de combat, sont fournis aux correspondants des médias pour mieux les leurrer, à des fins purement politiques. Bien que l’œil humain perçoive ces clichés fugaces fournis par l’armée, qui ne durent parfois qu’un dixième de seconde, la conscience n’a pas le temps de les enregistrer, les images disparaissent aussitôt de l’esprit du spectateur, comme si elles n’avaient jamais existé. L’image abstraite, totalement détachée du champ de bataille, lequel est sale par définition, vise plutôt à montrer une réalité épurée du terrain, afin que la guerre à l’ère électronique apparaisse comme un événement désincarné. On peut bien sûr en imaginer les effets sur les humains, mais ceux-ci ne sont pas pris en compte.[3]
Exemple d’un cliché distribué à la presse
Les États Unis, qui échangent avec Israël des technologies de guerre et de liquidations, ont adopté les jeux vidéo dans l’entraînement de leur armée pour les deux guerres du golfe [4]. Partant tout d’abord du principe d’une transition nécessaire dans la gestion des combats, et de la nécessité de mobiliser les techniques à distance en vue de réduire les pertes humaines dans leurs effectifs, ils ont ensuite consolidé le principe de l’éloignement physique et affectif entre les attaquants et leurs cibles [5], notamment dans les combats asymétriques qu’ils mènent dans le monde.
Depuis la première et la deuxième guerre du Golfe, les armes ont encore évolué, et les batailles sont désormais gérées à distance à travers les écrans d’ordinateurs, les tableaux de bord d’avions, les lunettes de visée des fusils, qui miment de plus en plus les jeux vidéo. Les soldats ne distinguent plus vraiment l’affrontement réel du combat virtuel, les guerres désincarnées perdent toute notion morale, et les soldats deviennent de simples tueurs, des pelotons d’exécution pour des milliers de civils à la merci de leurs avions, ou à la portée d’un poste protégé à des centaines de kilomètres. Les civils palestiniens tombés dans les massacres de Gaza étaient des cibles faciles, n’ayant pas la moindre idée du moment fatidique de leur mort, privés de ce fait du droit de s’abriter, de se défendre ou même de se rendre, conformément aux protocoles militaires dans les batailles classiques, alors même que le soldat, lui, ne prend aucun risque immédiat.
Image tirée d'une vidéo - des cibles de bombardements à Gaza
Nous voyons ainsi, à titre d’exemple, que le rôle des pilotes israéliens qui commandent les drones de combat Hermès 450, munis de techniques de surveillance et de détection, capables de tirer les missiles guidés qui contribuent actuellement aux massacres à Gaza [6], est désormais un rôle purement technique, puisque ces pilotes opèrent à partir d’un poste de commandement sur le littoral sud de Tel Aviv. Il ne leur revient plus de piloter des avions, il leur suffit de téléguider les drones chargés de bombes vers Gaza, à l’abri de tout danger.
Par un simple clic, le soldat décide alors, sans ciller, du sort de familles entières. C’est ce qui se passe à Gaza. Dans son article intitulé “La fin de la vertu militaire” [7], Laurie Calhoun observe que “ la possibilité pour les soldats de nos jours de tuer sans s’exposer eux-mêmes au danger de mort est en contradiction avec toute l’histoire guerrière de l’humanité, et appelle à une remise en question. Entraîner des jeunes à tuer est en soi un projet problématique, mais les former au meurtre à la façon des sociopathes qui n’éprouvent aucun sentiment pour leurs victimes, simples images sur écran, est une perspective véritablement effrayante. Outre le fait que le tueur ne fait pas la différence entre annihiler des humains et oblitérer une cible dans un jeu vidéo, le fait de mettre la liquidation à portée de clic devient aussi banal, ordinaire, que d’envoyer un message électronique, ou de faire du shopping sur internet, cela ne peut que détacher totalement les tueurs de la réalité de leur acte”.[8]
Meurtre venu du ciel
Les images lointaines de civils que le pilote voit du ciel sur son tableau de bord ne sont alors que des cibles habituelles qu’il s’agit d’atteindre avec la précision du jeu vidéo, de simples design graphiques, dénués de souffrance humaine ou de frayeur, délestés du fracas des bombes, de l’amoncellement de victimes, de l’odeur du sang et des volutes de fumée que nous percevons nous autres à travers nos écrans de télévisions ou sur les réseaux sociaux. Le pilote qui bombarde une cible, ne peut pas, même s’il le voulait, voir les corps démembrés, les blessés et les cadavres. Il ne peut savoir, il ne saura jamais ce moment où une mère perd son enfant, une petite fille son père, ou comment un enfant blessé se retrouve seul, toute sa famille étant décimée. Il ne peut entendre les voix des victimes, ni leurs appels au secours. Il peut en revanche, s’il le souhaite, mettre des écouteurs avec ses chansons préférées, et dès la fin de sa mission, poursuivre sa vie comme si de rien n’était, et dans le cas qui nous occupe, se rendre à un concert. Il en est de même de la presse que l’on isole du théâtre d’opérations, qui ne voit que par les yeux des soldats “virtuels”, et n’entend que de leur bouche les nouvelles des affrontements sur le terrain, elle se défait elle aussi de toute sensation ou sentiment face aux tueries et actes de violence, et contribue en définitive à légitimer le meurtre de civils.
Cette distance entre le tuteur et l’effet de son clic sur les touches d’une machine, dans une totale indifférence, fait du meurtre un acte ambigu et misérable, celui d’un jeu électronique suscitant fierté et satisfaction pour l’habileté et la précision exercées. L’innocence des cibles leur est déniée par les joueurs. Le porte-parole militaire viendra alors nous parler de « dommages collatéraux », bien négligeables dans le cas de cet Orient basané, il fera l’apologie de la technologie moderne qui permet d’éviter les « coûts exorbitants » et les « pertes trop lourdes »…parmi les soldats.
Traduit de l’arabe par Nada Yafi
[1] Bar and Ben-Ari, “Israeli Snipers in the Al-Aqsa Intifada: Killing, Humanity and Lived Experience,” Third World Quarterly, 2005, p. 142.
[2] Wiliam Hunter, “Israel's terrifying arsenal of ROBOT weaponry: How AI-powered turrets, remote-control boats and unmanned attack bots will be used as the IDF prepares for a full-scale ground invasion of Gaza,” Daily Mail, 28/10/2023.
[3] Harun Farocki, War At A Distance.
[4] مجد كيال، "لُعبة ʾCall of Dutyʿ فوق سماء غزّة"، متراس (4 آب/أغسطس 2018).
[5] Joseph L. Campo, From a Distance: The Psychology of Killing With Remotely Piloted Aircraft, 2015.
[6] SETH J. FRANTZMAN, “In the war against Hamas, Israeli drones are key. Here is why – analysis”, The Jerusalem Post, 20/10/2023.
[7] Laurie Calhoun, “The End of Military Virtue", Peace Review, July 2011.
[8] Ibid.