Il est dix heures pile du matin, samedi 7 octobre 2023, et alors que mon subconscient n’a pas encore pris toute la mesure de la nouvelle que je viens d’entendre à la radio, sur l’incursion des brigades de Ezzeddine Al Qassam à l’intérieur de l’enveloppe de Gaza et la capture de dizaines d’otages israéliens, j’appelle mon père. Il parle d’une voix qui ne m’a jamais paru aussi troublée, à la fois saisie d’une grande exaltation et nouée de tristesse sur le sort qui attend la population de Gaza. Je ne peux retenir mes larmes en l’entendant dire qu’il n’ose imaginer les représailles israéliennes sur un peuple déjà lourdement endeuillé. Il se tait un instant comme pour étouffer un sanglot, puis voulant se montrer placide : « Rima, il faut que tu sois la Rima forte qu’on connaît, même si tu devais revenir à Gaza et ne retrouver aucun de nous. »
Cela fait un an, un mois et sept jours que j’ai quitté la bande de Gaza. Je me rappelle parfaitement ce moment où j’ai compris que j’allais vivre la première guerre loin des bombardements sauvages habituels, loin des corps démembrés ici et là. Mais ce que je ne savais pas, c’est que cette guerre allait être la plus féroce. Et pourtant ses missiles m’auraient été plus supportables que les cauchemars qui me harcèlent la nuit, plus que le sentiment de culpabilité qui me ravage, par peur pour les miens.
J’appelle mon amie et la honte me submerge d’avoir quitté cette ville sensationnelle, honte de demander à mon amie comment elle va. Il me semble – réellement – que tout le vocabulaire de la langue ne suffira pas à exprimer ce que je ressens. Je lui dis : « Raconte. Jusqu’aux détails les plus insignifiants, il faut que j’étouffe ce feu de l’impuissance, ça me ronge ». Elle me raconte qu’ils ont abandonné leur maison et qu’ils l’ont vue, ensuite, au journal télévisé, totalement détruite. Ils ont fui chez son frère, qui habite en plein camp de Jabaliya, là où une pluie de missiles s’est abattue sur la région, détruisant des dizaines d’habitations, tuant des dizaines de personnes, parmi lesquelles sa tante enceinte de neuf mois. On n’a toujours pas retrouvé son corps. Une question me vient : Comment est-il possible qu’un enfant puisse naître sous des décombres d’une telle ampleur ? Comment un enfant peut-il venir à la vie par la mort ? J’imagine son mari, recherchant tous les membres de sa famille dans les hôpitaux de Gaza, avec un papier à la main, il note celui qui est mort, celui qui est blessé et celle qui a disparu. Ce ne sont pas des chiffres, pour lui. Je lui demande de me parler encore et encore, c’est le moins que je puisse faire, l’écouter.
Je n’avais encore jamais vu une amie dans une telle détresse. Ça me déchire le cœur de l’entendre dire : « Nous sommes plus bas que terre, Rima, prie pour nous ». Mes larmes me trahissent de nouveau comme à chaque fois que je prétends me montrer forte, après toutes les horreurs que j’entends. Mon amie me raconte leur fuite vers le sud, sur ordre du gouvernement d’occupation israélienne, vécu dans la terreur comme au jour du jugement dernier. Ils ont pris le bus qui les emmène vers une école de l’UNRWA, où ils n’ont trouvé, une fois arrivés, aucun moyen de subsistance. Ils ont fait la queue de longues heures pour un peu de pain, et encore, c’était un coup de chance d’en trouver. Elle me dit qu’elle a dû passer des nuits entières sur une chaise par manque de matelas, et qu’elle faisait ses ablutions avec des serviettes mouillées. Elle me dit qu’il n’y avait pas d’eau pour boire, et lorsqu’il y en avait, elle essayait de ne pas trop boire pour ne pas devoir aller aux toilettes, car il y avait, là encore, des files d’attente qui duraient des heures pour pouvoir y accéder.
Ma famille habite le camp de Jabaliya, au nord de Gaza, ils n’ont pas obtempéré aux injonctions de l’ennemi de se déplacer vers le sud. Ma mère me dit : « Comment pourrais-je quitter ma maison alors que j’accueille des proches, qui ont eux-mêmes fui la leur ? Comment pourrais-je refaire l’erreur de tes grands parents lors de la Nakba de 1948 ? » Je parle à mon père qui me dit la même chose. Mes frères aussi pensent pareil. Je leur dis : « Je n’oserai pas vous dire quoi faire, j’aurais honte, mais je suis de tout cœur avec vous, je prie pour vous, prenez soin de vous, surtout. Restez ensemble, même si vous décidez de fuir vers le sud ». Et je prie pour eux, je prie, faute de mieux.
Il est midi, et en parlant à ma mère, a un moment, je ne savais plus ce qu’elle me disait, nous avons été interrompues par un missile tiré par un avion F16, je l’ai identifié, il est enregistré dans ma mémoire avec toutes les guerres que j’ai déjà vécues à Gaza. La communication a été coupée avec ma famille, jusqu’au soir. La maison des voisins a été touchée, elle s’est effondrée sur ses habitants. Ma sœur me raconte : « Ils ont bombardé la maison de Ala’a sans prévenir ». C’est la maison mitoyenne de la nôtre, comme c’est le cas de toutes maisons dans le camp, collées les unes aux autres. Je lui dis de me raconter ce qui s’est passé dans le détail, j’imaginais la scène, en essayant de me rappeler de tous les membres de sa famille. Elle me dit : Cela fait six heures qu’ils déblaient, ils n’ont toujours pas réussi à faire remonter le moindre corps, ils ont trouvé un bras et une jambe qui pourraient appartenir à la femme de Ala’a ». J’ai des frissons, je ne trouve pas de réponse à mes questions ; quelle sorte de missiles lancent-ils donc pour faire autant de destructions ? J’essaie désespérément de recontacter mon père, il a peut-être des choses à me dire. Il a fini par répondre, à neuf heures du soir. Il me dit : « La femme de Mohammad est morte, ses quatre enfants, sa mère, son frère Hamza et sa femme, son frère Ra’fat avec sa femme et leur enfant, ses sœurs Ghada, Haifa et Dia’a. Les secouristes sont épuisés et il y a toujours le corps de Ghada qu’ils n’arrivent pas à retrouver. Je ne sais comment Mohammad et ses deux fils, les deux seuls rescapés de la famille, vont supporter cette catastrophe. Je ne sais pas ».
Le petit Jad, l’enfant de ma sœur, qui n’a pas encore quatre ans me dit : « Ne pleure pas, Rima, tu sais, moi je n’ai pas peur des bombardements, parce que nous allons tous partir au paradis, comme mon oncle qui est mort ». Je m’effondre en larmes, comment un enfant de son âge peut-il parler ainsi de la mort, des bombardements, du paradis ? D’où lui vient cette force qui lui permet de me consoler alors que ça devrait être le contraire ?
Les questions de ma mère me font mal. Elle s’attache à minimiser le drame, et prétend que tout le monde va bien : « Qu’as-tu mangé à midi ma chérie ? Comment étaient tes cours à l’université aujourd’hui ? ». Je lui dis que sa conversation attise encore plus mon sentiment de culpabilité et je la supplie de me dire comment vont les autres membres de la famille, et les voisins. « Comment va Lama, ma cousine, celle qui a une insuffisance rénale ? Comment peut-elle faire ses nettoyages trois fois par semaine, dans une situation aussi désastreuse ? » Je suis stupéfaite par la réponse de ma mère : « C’est Hanine, sa sœur aînée, qui lui fait elle-même un lavement avec les moyens du bord. Que veux-tu, si elle ne meurt pas sous les bombes, elle mourra du manque de soins ! » Ma mère craint aussi de m’apprendre que les médicaments de Joury, ma nièce, sont presque épuisés, car sans eux, elle est menacée de paralysie. Mais je le sais pertinemment. Je ressens tout ce que peuvent ressentir les membres de ma famille, jusqu’aux signes les plus imperceptibles, car j’ai laissé mon cœur là-bas, à Gaza, quand je suis venue au Liban.
Le matin du 16, Tamer, mon frère aîné, me dit que notre père a décidé de partir vers le sud. Tamer se refuse à cette abominable perspective, mais il ne pourra pas rester loin de la famille. Les bombardements dans le nord sont aveugles et les maisons qui ont échappé au pilonnage sont asphyxiées par le gaz, et la situation n’est plus tenable.
Aujourd’hui jeudi, c’est la quatrième journée que ma famille aura passée dans un établissement qui dépend de l’UNRWA, après son exode vers le sud. J’avais d’abord imaginé qu’on leur fournirait des chambres à l’intérieur du bâtiment puis j’ai appris que mon père avait confectionné pour la famille des abris sans toit, faits de couettes et de couvertures pour y passer la nuit, sans pour autant que ça réussisse à les protéger, ni du froid ni de la chaleur. Quant à la nourriture, ils ont trouvé une épicerie ayant encore quelques conserves, et une bouteille d’eau. Ce n’est pas suffisant mais ils n’ont pas vraiment le choix.
Je demande à mon petit frère de me raconter leur quotidien par le menu. Ce qu’ils ressentent, et tout le reste. Il me dit : « Tu sais Rima, j’ai perdu six kilos en moins de deux semaines, nous faisons un repas par jour, il n’y a pas assez à manger. De toutes façons c’est mieux comme ça, autrement nous serions obligés de faire la queue des heures pour aller aux toilettes. Tu sais, Bissé (Bissé est le chat de la famille) a fait une dépression, et il est mort, mais ne sois pas triste, je lui ai fait un linceul et je l’ai enterré. Je profite de tous les instants entre deux bombardements pour dormir. Je me réveille, puis j’attends la nuit pour dormir de nouveau. Je ne sais pas quoi faire, il n’y a pas d’école, pas d’internet, pas de club de foot, on est abattu, on est revenu à une vie primitive pas possible, tu sais j’ai dû marcher trois quart d’heure sous les bombardements pour trouver un point d’internet, pour pouvoir te parler, je sais qu’il est tard, une heure du matin, mais je sais aussi que tu n’arrives pas à dormir, je sais à quel point tu t’inquiètes pour nous ».
⁃ Ah mon chéri ! Si seulement je pouvais être avec vous, si seulement...
Traduit de l’arabe par Nada Yafi