Mardi 17 octobre 2023 - Ramallah
Voilà onze jours que j’ai quitté Gaza, et neuf depuis que la folie a envahi cette grande cage.
Le 5 octobre 2023, je donnai libre cours à mon âme: je partis avec un petit sac à dos, l’impatience de revoir ma tante installée à Ramallah et un laissez-passer pour la Cisjordanie obtenu grâce à mon travail. Je n’en ai informé qu’un petit cercle de proches par égard pour les frustrations accumulées par les Gazaouis privés de tout déplacement hors de cette prison. Je voulais éviter de raviver cette peine, éviter de leur rappeler leurs rêves oubliés. Plus tard, il s’est avéré que c’était moi qui allais en pâtir.
Je voulus prendre Sham dans mes bras avant son départ à l’école. Elle se moqua de moi: «Tu t’absentes deux petites journées, maman, pas besoin d’adieu!» Je la pris dans mes bras et la serrai très fort, en prévision du manque.
Zain se précipita pour m’embrasser: «Je t’en supplie, maman, ne t’absente pas un mois comme d’habitude!» Étonnée, je lui rétorquai que jamais aucun voyage n’excéda deux semaines. Il insista sur le fait que c’était bien un mois.
Devant la porte de l’appartement, j’ai dit au revoir à Ahmad, mon époux, au moment où il partait travailler. Je voulais son assentiment, il fallut insister pour qu’il l’exprime, il précisa: «C’est juste parce que je tiens à ce que nous restions tous ensemble, c’est tout!» Je répondis: «Deux jours pour changer d’air et je serai de retour. C’est une opportunité, ça n’arrive même pas en rêve!» On a ri, puis il est parti.
Le rêve devint réalité. Le trajet jusqu’au poste-frontière d’Erez fut rapide, la traversée de ce point de contrôle froid le fut tout autant, comme tout le reste jusqu’à mon arrivée. Ma tante n’en revint pas de me voir arriver aussi vite. Elle m’accueillit chaleureusement, nous passâmes le vendredi à rattraper le retard, à raconter les petites anecdotes de nos victoires et de nos défaites. La seule plainte exprimée ce jour-là, concerna le manque du fait des distances imposées entre nous, une blessure qui rappelle que ceux qui nous manquent vivent dans le même pays, mais sur une autre planète à cause des éternels barbelés dressés entre nous.
J’ai laissé libre cours à mes jambes à travers la vaste maison de ma tante, examinant chaque détail des photos, des livres et des objets qui la côtoient plus que nous. Je les ai tous regardés de près et tâté leur texture, dans l’espoir que mon petit cerveau guiderait mon imagination vers des souvenirs que je n’ai pas.
En me réveillant samedi matin dans la vaste maison de ma tante, je suis saisie par les nouvelles en provenance de Gaza. J’allume la télévision et découvre l’ampleur du désastre: le point de contrôle d’Erez, traversé la veille en direction de l’horizon, avait disparu de la carte de mon pays suite à sa destruction. Cela signifiait que j’étais coincée ici loin des miens que j’avais quittés pour deux jours.
J’essayai de reprendre mes esprits, mais rapidement les nouvelles, les échanges avec ma famille et le déclenchement violent des hostilités me convainquirent que le retour à Gaza relevait de l’ordre du fantasme, comme ma venue ici.
Quelques heures plus tard, juste avant un bombardement, ma famille quitta notre quartier au sud d’al-Rimal. Par miracle, ils survécurent mais je n’y étais pas pour calmer leur peur et instiller de la patience autour de leur cœur.
Le matin, je reçus la nouvelle de la démolition de mon nouveau logement. La voix en larmes de mon époux m’éjecta hors de toute rationalité. Nous y avions emménagé deux mois plus tôt et payions encore les mensualités des meubles de la chambre d’amis et de la cuisine. Nous pouvions enfin espérer agrandir notre famille.
Ma famille lutte désormais seule contre la folie, fuyant d’une maison à l’autre et de cachette en exil, seule, sans nourriture, sans eau et sans maman.
Quant à moi, je veille d’ici sur leur souffle, blâmant le temps ou le bonheur volés ces dernières heures et essayant de garder une voix forte au téléphone.
Je fais le tour de tous les possibles, implore le destin dans l’espoir de trouver de quoi calmer ma panique loin de cette cage.
Je me recroqueville dans un coin du salon de la maison de ma tante, devant l’immense écran de télévision où les nouvelles de la guerre sont diffusées en continu même lorsque l’épuisement alourdit nos paupières. Immédiatement, la honte de nous être assoupis nous réveille pour suivre la situation car tout le monde à Gaza risque de mourir. Ici, nous ne pouvons décemment ressentir le goût de vivre. Honte de me nourrir alors qu’ils ne trouvent rien à manger, ou de sourire alors que mes enfants hurlent sous la peur et la panique. En même temps, je ne veux pas alourdir davantage ma tante, ni laisser libre cours à d’inutiles réactions enfantines.
L’obscurité de la nuit amplifie le sentiment de solitude, transforme la peur en monstre, le silence en crocs, et chaque minute en années. La nuit est interminable, la vie ne se réconcilie pas avec nous à ce moment-là. Mon petit esprit me prend en aparté dès le soir, se querelle avec ma logique désespérée, triomphe de l’espoir et de la moindre lueur d’espoir qu’il éteint.
En me réveillant le matin, je me sens profondément bouleversée d’être seule ici sans mes enfants, sans eux je suis mutilée, il me manque une main, un pied, le dos et la joie. Je traîne mon corps jusqu’à la cuisine où ma tante me regarde et sait qu’aucun mot ne décrira le fardeau, ni même tous les cris de l’univers. Elle m’entoure de ses soins, sans ses étreintes, j’aurais probablement perdu la raison.
Je me suis faite aux interruptions durant les appels et à l’encombrement des lignes. Je rendis grâce à Dieu le jour où le signal téléphonique semblait fonctionner malgré la destruction de l’antenne proche de la zone de mes enfants. En suivant les informations, je lus la brève annonçant la coupure de tous les moyens de communication avec Gaza. J’appelai mon mari pour vérifier la nouvelle. Je tombai sur le message automatique informant de la coupure des lignes et espérant une victoire proche pour la population gazaouie. Prise de tremblements, je sentis mes membres s’engourdir et ma tête s’enflammer, comme si l’univers entier m’écrasait de son poids. Ma tante me dit alors: «Ils ne vont pas nous faire ça, pas à ce point!»
Je passai des heures à tourner dans le jardin, à prier, à marmonner, à essayer de capter un signal. Il n’y en avait aucun, aucune voix de qui que ce soit. Vingt-quatre heures s’écoulèrent, ce temps nous tuait au milieu de toutes les nouvelles annonçant que la zone de déplacement de mes enfants était soumise à de lourds pilonnages et à une probable invasion terrestre. Je faillis devenir folle, repassais en boucle les scénarios les plus macabres. Jusqu’à ce que ma tante se précipite pour m’apprendre qu’elle avait réussi à joindre un oncle lors d’une tentative désespérée. Essayant des dizaines de fois de joindre ma famille, je pus parler à ma sœur Batoul, sa voix semblait venir d’une autre planète pour me tirer du puits profond de mes pensées.
Avec les interruptions répétées des lignes téléphoniques et d’Internet par la suite, chaque fois que j’arrive à capter le moindre signal, je saute, tourne en rond et les appelle à haute voix, je sens qu’en parlant fort, je secoue l’air violemment et tue la distance, brise les barrières des points de passage pour les rassurer: «Je suis avec vous malgré tout, je le promets, mes chéris!»
Début de soirée, mardi 14 novembre 2023 - Ramallah
Je me prépare à une nouvelle nuit cruelle loin de mes enfants. Je compte les minutes, traque les dernières nouvelles et prie Dieu de doter tous les missiles air-sol d’ailes pour leur permettre de s’envoler loin de mes proches.
En m’acquittant de la prière du coucher de soleil, je supplie Dieu de me ramener à Gaza, Lui seul peut le faire.
Je reçois un appel d’un numéro inconnu. Je décroche, agacée par toute cette vie connectée. La voix d’un jeune homme me demande: «Madame Nihal? Votre demande de rentrer à Gaza avec les travailleurs bloqués en Cisjordanie a reçu l’approbation du côté israélien. Vous avez une demi-heure pour vous rendre à l’hôtel Retno à Ramallah, un car pour les femmes vous y attend.» Je me fige sur place puis sans réfléchir, avant même de raccrocher, je cours vers la pièce où ma tante travaille à distance, je suis confuse. Ma tante s’excuse de devoir se déconnecter de sa réunion en ligne et nous jetons pêle-mêle mes affaires et ses cadeaux dans mon sac à dos et dans une valise qu’elle ajoute.
Comme un naufragé apercevant un bateau au loin, après avoir séjourné quarante jours dans l’eau, à nager à travers un sombre labyrinthe, nous nous précipitons vers l’hôtel Retno. La cour de l’hôtel est pleine de femmes qui parlent de la guerre, de leurs plats favoris, de leurs logements démolis et de la façon de faire parvenir de l’argent à leur famille, puisqu’on ne peut rien recevoir à Gaza, en ce moment. Dans un autre coin, des condoléances pour une femme dont un proche venait de mourir à Gaza, et une autre qui perdit un patient qu’elle accompagnait en Cisjordanie depuis des mois.
Le jeune homme qui m’avait prévenue me demande si j’étais prête à rentrer. Il me précise que le car transportant d’autres femmes des gouvernorats de Cisjordanie arriverait bientôt mais que les femmes présentes refusaient de rentrer à Gaza, par crainte pour leur sécurité.
Une militante d’une vingtaine d’années travaillant pour une organisation des droits humains s’approche de moi et me dit qu’elle est venue spécialement pour me convaincre de changer d’avis car la route est dangereuse, notamment parce que je suis la première femme à rentrer avec des ouvriers bloqués en Cisjordanie, via le point de passage de Kerem Shalom réservé aux marchandises. Elle évoqua tous les harcèlements subis par des ouvriers à leur retour: les coups, les insultes, le vol de leurs biens et d’autres problèmes dont j’avais précédemment entendu parler. Il ne fait aucun doute que cela me fit peur au premier abord, mais ma tante et moi la prions de nous laisser décider, car personne ne peut le faire à notre place, quelles qu’en soient les conséquences.
Avant d’embarquer, j’essaie plusieurs fois d’appeler mon époux. La nouvelle le désarçonne, il garde le silence un instant et me demande: «À ton avis, est-ce qu’il existe un autre trajet?» Je réponds: «Ça m’étonnerait. C’est une opportunité, même si c’est le choix le plus difficile, je suis prête à le tenter. L’essentiel est de retrouver les enfants.» Je lui demande de garder la nouvelle pour lui, inutile de prévenir la famille et de les inquiéter inutilement.
Machinalement, je serre ma tante contre moi, comme un enfant avant son sevrage. Ciel, comment tous les choix peuvent-ils devenir si étouffants? Aller jusqu’au portail de la mort et laisser cette part de moi qui pendant quarante jours fut la guide, la soignante, la lumière et la compagne, je dois mettre fin à cette expérience, on ne peut tout avoir.
Je range mes bagages dans la soute, franchis difficilement les hautes marches du car. Il n’y a que deux femmes peu enthousiastes et un homme maigre assis bien droit derrière le conducteur. Je choisis un siège en face des deux femmes. Une demi-heure après le départ, le chauffeur nous dit qu’il va nous transférer dans une voiture et en informerait le contact, car vu notre nombre, inutile d’utiliser un car. Nous nous arrêtons devant une entreprise de taxis appartenant au chauffeur, transférons nos bagages dans un modèle récent d’une voiture noire. Je m’assieds avec les deux femmes à l’arrière, l’homme maigre devant. D’après la conversation des deux hommes, nous nous dirigeons vers Jéricho où sont rassemblés les ouvriers gazaouis bloqués en Cisjordanie; nous traverserons tous ensemble le désert du Néguev en direction de Gaza.
Tout au long du trajet, j’écoute les conversations des femmes. Elles me demandent la raison de ma présence en Cisjordanie et m’apprennent qu’elles avaient accompagné leurs enfants malades pour des soins des mois auparavant et qu’ensuite, ces derniers sont repartis à Gaza, tandis qu’elles sont restées travailler pour pouvoir subvenir aux besoins des leurs, puisque les conjoints dans la bande de Gaza ne trouvent pas de travail. Comme les Gazaouis présents en Cisjordanie sont persécutés, elles préfèrent rentrer pour éviter d’être arrêtées. Les dangers de la guerre valent mieux qu’une détention loin de leurs proches. Au fond, «la prison est partout», disent-elles.
Soudain, le chauffeur s’exclame: «Aïe! Qu’est-ce que c’est? On dirait un point de contrôle volant!» Je ne comprends pas, il poursuit: «Pas de panique, j’ai prévenu mon contact que j’ai changé de voiture et leur ai précisé notre nouvelle immatriculation.» Je me penche et demande à ma voisine: «C’est quoi un point de contrôle volant?» Elle m’explique qu’une patrouille de l’armée israélienne était soudain arrivée sur place et avait installé un point de contrôle pour fouiller une voiture repérée.
J’essaie de garder mon calme, mais les voix des femmes à côté de moi et leur peur hystérique me poussent à leur enjoindre de se taire devant les soldats et de me laisser parler, car leur situation n’allait pas jouer en leur faveur, leur séjour est illégal. La voiture s’arrête au signal des soldats. Je murmure aux dames: «Calmez-vous, ils approchent.»
Le soldat demande ses papiers au chauffeur qui lui répond que nous allons à Jéricho. Il nous regarde et demande nos papiers. Le chauffeur ajoute: «Ce sont des Gazaouis, tout est en règle pour revenir à Gaza, le transfert aura lieu à Jéricho.» Soudain, le soldat nous regarde comme s’il avait attrapé une cellule terroriste attendue depuis longtemps: «Comment ça de Gaza?»
Le chauffeur répond: «J’ai communiqué à la Coordination mon immatricule. Vous pouvez vérifier auprès d’eux.» Là, le soldat lui crie: «Tais-toi, ok?» Il récupère nos papiers et ordonne: «Sortez de la voiture!» Sur le bord de la route, nous trois restons debout, le conducteur et l’homme maigre sont accroupis, les mains sur la tête. La voiture est fouillée au milieu de la route. Tous les véhicules nous dépassent normalement sans être inspectés, je saisis donc que le contrôle volant nous est exclusivement réservé.
Un soldat s’approche, avec un arabe approximatif nous demande ce que nous faisions en Cisjordanie? Je réponds pour tout le monde: «J’avais un permis de travail. Je travaille pour une organisation internationale. Quand la guerre a commencé, j’étais coincée, et ces deux femmes étaient là pour des soins.» Il ne comprend pas, je traduis en anglais. Pendant environ une heure, autant dire une éternité, dépouillés de toutes nos affaires, nous attendons en plein air la fin des échanges entre nombre d’interlocuteurs militaires vérifiant les propos du conducteur. Soudain, ils nous renvoient nous les femmes dans la voiture, et prennent nos téléphones.
Les soldats s’éloignent avec nos portables, chacun fouille de son côté. Parfois en regardant à plusieurs, ils se mettent à se moquer en nous fixant du regard. Au bout d’un moment, ils nous rendent nos mobiles, retournent vers le chauffeur et l’homme maigre pour les interroger à nouveau et passent des appels pour vérifier leurs réponses.
Sensation d’être dans un moulin. Si le retour n’en est qu’à son début, alors qu’est-ce qui nous attend? Encore faut-il qu’ils nous permettent d’aller à Gaza. Je me souviens d’un voyage en Turquie. Nous arrivions à la frontalière syro-turque de Kilis à une époque où la guerre y faisait rage. Je demandai au chauffeur si la traversée nécessitait un permis. Il me répondit: «Parce qu’il faut une autorisation pour traverser l’enfer?»
Je me souviens que cette logique m’avait troublée, comment un de nos pays les plus remarquables s’était-il soudain transformé en enfer? Aujourd’hui, sur le chemin du retour vers Gaza et sa terrifiante guerre, je crus, comme à l’époque, que la traversée serait fluide et sans autorisation, mais il semble que le mot «Gazaoui» nous poursuivra jusqu’en enfer.
Absorbée par mes pensées, je vois le conducteur et l’autre passager courir vers nous et rapidement monter à bord. Ils nous remettent nos papiers. Le soldat près de ma vitre se penche et me demande dans un arabe approximatif pourquoi je veux rentrer à Gaza alors que je risque d’y mourir. Sa question me surprend, je réponds immédiatement que mes enfants étant là-bas, je ne peux pas rester loin. Il me réplique en hochant la tête: «Les enfants, ah oui d’accord, alors partez à la guerre, libre à vous d’y aller!» Il frappe la voiture et dit au chauffeur de filer droit vers Jéricho, sans traîner ici ou là.
La voiture s’envole, nous respirons, le conducteur ne cesse de répéter «Dieu soit loué». Nous arrivons devant le bâtiment du gouvernorat de Jéricho vers vingt-deux heures. Dans la cour, de nombreux hommes sont assis sur des sièges, certains allongés au sol ou assis ici et là dans le jardin. De grands cars sont alignés. À l’entrée du bâtiment, nous sommes accueillis par deux hommes et une femme, des employés du gouvernorat venus pour faciliter notre transit.
Étonnée, la dame nous dit en nous accueillant: «Ah, vous voilà enfin! Nous ne pouvions pas bouger sans vous. Qu’est-ce qui s’est passé?» Nous lui expliquâmes rapidement, elle nous emmena alors dans une salle où on nous servit un dîner léger. On nous conseilla aussi de prendre des précautions si nous voulions aller aux toilettes, faire nos prières, boire de l’eau, car le chemin était long, et qu’il était possible que nous ne soyons pas autorisés à le faire de l’autre côté.
Je contacte ma tante pour la rassurer et essaie en vain de joindre mon conjoint. Je mets mes écouteurs connectés à la radio du téléphone pour suivre l’actualité de Gaza et me fige sur place pendant environ une heure, observant les passants, les détails du lieu, les visages et les gestes des gens. Des scénarios possibles pour le reste du trajet me préoccupent.
Deux femmes bien habillées arrivent avec un vieil homme traînant de grosses valises et beaucoup de sacs. Irritée, l’une d’elles fronce les sourcils: «Ils nous appellent et nous pressent sans nous laisser le temps pour nous organiser et rassembler nos affaires!» Une des dames arrivées avec moi l’interrompt:
«Dieu merci, vous avez été contactée pour retourner à Gaza au lieu d’être détenue!» La dame âgée la regarde et lui dit sur un ton sarcastique: «M’arrêter? J’ai accompagné mon défunt frère pour ses derniers soins, mon permis est encore valide. Qu’ils respectent au moins le caractère sacré des morts!»
Elle rassemble ses bagages, s’assoit près de l’autre dame, et promène son regard tout autour. La voix de l’homme maigre s’élève, s’adressant à tous: «Attendez-vous à ce qu’ils vous prennent toutes vos affaires, votre argent et vos portables; ils l’ont fait avec les ouvriers qui nous ont précédés.» Tout le monde commence alors à s’agiter, réfute que cela puisse arriver aux femmes et aux patients, mais l’homme persiste et montre son petit sac et ajoute: «Je n’ai pris avec moi que mes médicaments et mes papiers!»
J’interromps la querelle en proposant: «Prenons des précautions. Si vous avez de l’argent, ne le laissez pas dans un sac, mettez-le plutôt dans une poche.» La femme irritée me dit: «J’ai avec moi l’argent hérité de mon défunt frère. Comment voulez-vous que je le transporte dans une poche?»
J’essaie de la calmer et de lui faire des suggestions. Elle se tait un moment avant d’acquiescer. Puis, en quelques secondes, nous sommes cinq femmes à nous diriger vers les toilettes pour répartir ce que nous avons de précieux entre nos vêtements, nos chaussettes et nos chaussures. Aider la dame irritée n’a pas été de tout repos.
Après la prière du soir et une dernière gorgée d’eau, nous nous dirigeons vers un grand car parmi vingt-trois autres stationnés. Nous roulons lentement jusqu’aux débuts du désert du Néguev, une zone aride où l’armée israélienne a installé un camp d’inspection probablement destiné aux Gazaouis de retour chez eux. Des matériaux de camouflage délimitent des couloirs correspondant au nombre de cars, à l’entrée desquels se tiennent, trois militaires dont une conscrite. Un officier fait signe aux conducteurs de stationner chacun devant une table et un couloir. Nous nous arrêtons, l’officier monte à bord et parle sur un ton grave et autoritaire: «Laissez tous vos sacs et effets personnels, à l’exception des téléphones et des pièces d’identité, ils doivent être entre vos mains, et descendez un à un.»
Des voix s’élèvent pour savoir s’il faut garder une veste, un sachet de médicaments ou un passeport. L’officier hurle: «Seulement ce que je vous ai dit, rien d’autre!»
Je retire mon petit sac en bandoulière que je vide de mon téléphone, ma carte d’identité et un pendentif en or destiné à ma mère. Il s’agit d’un petit canard datant de l’enfance de ma mère auquel ma tante est attachée. Je le serre dans ma main. Je le laisserai sous ma langue jusqu’à Gaza, si nécessaire.
Mon tour arrive, l’officier me fait signe. L’appelée qui m’attend au pied du car, attrape le châle sur mes épaules et le jette au sol. Ma tante avait insisté pour me couvrir le corps au moment du départ, elle craignait que j’attrape froid pendant le trajet. D’un mouvement rapide, la conscrite tourne mon corps, visage face au véhicule, me soulève les mains, les plaque contre le véhicule tandis que son pied cogne le mien pour écarter mes jambes et me fouiller: je suis abasourdie.
C’est la première fois que la fouille est aussi humiliante alors que je traverse régulièrement le poste de contrôle d’Erez, du pont Allenby et d’autres où j’estimais que c’était plutôt abusif. Néanmoins, c’est la première fois que je sens immédiatement que je suis traitée comme une détenue, et non comme une voyageuse, une passagère, à tout le moins, une employée d’un organisme humanitaire, détenant un permis officiel. Après tout, je n’ai pas brûlé la frontière, ni même emprunté un tunnel! Aujourd’hui, je ne suis que Gazaouie, sans aucune autre caractéristique, pas même d’être humain.
Après avoir soigneusement fouillé mon corps et mes vêtements, l’appelée montre la table et m’ordonne d’y poser mon téléphone et ma carte d’identité, et d’attendre leur examen. Après une fouille minutieuse, un soldat me rend mon portable et m’enjoint de rejoindre la queue des femmes devant la porte d’un car israélien stationné dans l’allée. J’y vais rapidement en me demandant si nos sacs allaient être également transférés.
Une appelée s’approche de la femme la plus proche de la porte du véhicule, lui demande de mettre ses mains derrière le dos et les attache brutalement. Puis, au milieu de la stupeur générale, elle m’ordonne de me rapprocher, fait la même chose avec moi, avant de m’attacher le pied droit à celui de la femme. Elle nous ordonne de grimper et donc de nous asseoir côte-à-côte. Nous avançons difficilement, heureusement que je suis d’une nature calme et ne me rebelle pas dans pareille situation. La plupart du temps, je préfère temporiser plutôt que de m’opposer: ici, il n’y a de place que pour des concessions, et pas de temps pour des représailles.
Chancelantes, sur le point de tomber à tout moment, nous nous asseyons enfin. Derrière nous, les quatre autres femmes sont également attachées deux-à-deux. J’entends les soupirs de la dame irritée, des murmures incessants de colère. À ma gauche, je vois à travers la vitre un autre car. Tout près, un grand nombre d’ouvriers, des vieux et des gens fatigués, tous attachés, violemment poussés vers le sol pour plier le dos dans une position particulière. Quiconque refuse est durement frappé avec le bout du fusil. Je continue à regarder quelques minutes, clairement affectée par l’agression subie par l’un d’eux, jusqu’à ce qu’un soldat me remarque et me montre à une appelée. Quelques instants plus tard, elle est au-dessus de ma tête pour bander mes yeux et ceux du reste des femmes avec un maudit petit rectangle de tissu.
Environ une heure plus tard, le car démarre. On n’entend que la voix des soldats qui parlent dans un hébreu incompréhensible et rient. Ils passent entre nous, au milieu des rangées. On ne peut suivre le bruit lourd de leurs pas autrement qu’avec nos oreilles. L’obscurité nous consume, comme si nous avions été jetées dans un gouffre, enchaînées les unes aux autres. Tu ne veux pas t’imposer à l’autre car ton corps deviendrait un fardeau s’il ployait sous la fatigue. Tu ne peux non plus rester droite, ton corps peut s’engourdir, et subir un fourmillement qui ravagerait tes membres, personne ne te sauverait même si tu cries des heures durant.
Nous roulons depuis un moment, les gémissements de la femme irritée commencent à s’amplifier. Elle essaie d’appeler un soldat pour la détacher car elle est fatiguée, mais en vain. Elle les supplie, promet qu’elle ne bougerait pas de sa place, elle veut juste qu’on lui libère les mains car les sutures de sa récente opération à cœur ouvert sont douloureuses. Elle se met à crier, à gémir et à pleurer très fort. Un vieil homme non loin de nous intervient, répète plusieurs fois quelques mots en hébreu adressés à un soldat. Celui-ci s’approche et crie en hébreu pour le faire taire. Dès qu’il s’éloigne, le vieil homme dit à la femme d’une voix posée: «Calmez-vous, ma sœur, c’est peine perdue, ils ne vous aideront pas.»
Elle se tait, ses gémissements s’affaiblissent sans discontinuer. La route semble interminable.
J’ai une crampe aux mains à force de serrer mon portable collé à ma carte d’identité et mon passeport. Je crains de les lâcher et de ne pas rattraper ce qui risque de m’échapper. Ici, nul ne semble se soucier de toi, même si ta vie t’échappe des mains. Rien ne leur importe autant que de te jeter rapidement à Gaza après t’avoir fait sentir que tu n’es rien qu’un fardeau à balancer dans cette prison, car c’est la seule solution pour nier ton existence.
Épuisée, je m’assoupis. La dernière chose dont je me rappelle est cette prière: «Ô puissant purificateur, fais-moi sortir du goulot étroit.» Soudain, je suis réveillée par les pleurs de la même femme qui continue à se plaindre de la douleur. Je sens qu’elle est assise juste derrière moi, je m’approche du coin de la fenêtre et lui chuchote: «Ça ne sert à rien de pleurer, ça assèche votre énergie et accentue votre douleur. Demandez l’aide de Dieu, essayez de vous calmer et de détendre votre corps.» Je le dis rapidement et me redresse pour ne pas attirer l’attention des soldats. Plus d’une personne m’entend et lui donne également des conseils pour l’apaiser.
J’essaie de toutes mes forces de voir sous le bandeau; j’aperçois une autoroute et des véhicules au milieu de zones vides. En tournant le visage vers la droite, je vois que le hijab de ma voisine a glissé dévoilant ses cheveux. Je me penche vers elle et l’avertis doucement. Elle me murmure: «Oui, mais je ne sais pas comment y remédier!»
En quelques mouvements – c’est un miracle! –, je réussis à libérer ma main droite du lien extrêmement serré, remets son hijab sur ses cheveux, lui tends le sac contenant ses papiers d’identité qui avait glissé vers moi. J’étais en fait assise dessus et sentis plus d’une fois son téléphone vibrer. J’essayais chaque fois d’étouffer le bruit.
Je ris sous cape, me dis que mon petit gabarit sert bien à quelque chose. Ma petite main a pu échapper à l’emprise de l’attache en plastique. Peut-être pourrons-nous échapper à cette nuit et bientôt nous jeter dans les bras de nos proches.
Toutes les fenêtres sont closes, l’air ne se renouvelle pas, un passager assis à l’avant ne cesse de vomir, je n’arrive pas à visualiser la scène qui se répète toutes les demi-heures environ; j’ignore si les soldats lui apportent un récipient ou un sachet. Le plus dur, c’est l’odeur suffocante à supporter pendant le trajet.
Passons sur les douleurs dorsales pendant les huit heures de voyage. Pas de mots non plus pour décrire l’effet des gémissements de la passagère sur moi. J’aurais seulement aimé qu’ils desserrent nos liens pour la consoler dans mes bras comme tout être humain qui mérite qu’on ressente sa présence.
Le temps est lent, pas une lueur ne filtre à travers ce maudit bandeau pour entrevoir l’approche d’un improbable matin. Je m’assoupis des dizaines de fois, et découvre que cela ne dure que quelques minutes. Je remets ma main libre dans l’attache derrière mon dos, je ne peux supporter d’enfreindre les règlements, n’est-ce pas amusant dans ma situation? C’est le complexe de l’occupé, l’empreinte de la captivité sur nos âmes, le silence de la peur, l’orgie de l’injustice et la perte de soi.
Le car est à l’arrêt, j’essaie difficilement de regarder par la fenêtre où la lumière du jour pénètre timidement, en s’excusant presque. Nous sommes dans une vaste zone entourée de gros blocs de pierres formant une grande haie. Notre car est entouré des vingt-deux autres. Mon bandeau légèrement desserré, je peux mieux voir. Pas de soldats à bord, enfin de l’air frais, la porte du car doit probablement être ouverte, nos âmes commencent à sentir leur haleine.
Soudain, un soldat enlève le bandage de ma voisine, coupe avec des pinces d’abord le ruban en plastique nous liant les unes aux autres, ensuite celui de nos poignets. Au fur et à mesure que les mains sont relâchées et reviennent à leur position naturelle, on entend chacun pousser un grand ouf de soulagement. Au moment de descendre les marches du car, j’entends le cri d’un passager qu’un soldat blesse exprès en coupant le ruban dans un ricanement: «Alors, vous êtes doués pour lancer des missiles sur nous, hein!»
Je m’approche de la passagère irritée qui ne cessa de pleurer tout le long du trajet et l’aide à avancer. Un soldat crie aux hommes faisant leurs premiers pas hors du car: «Courez tous vers là-bas!» Il pointe le doigt vers une brèche dans la clôture et ajoute: «Dépêchez-vous! Je tire sur tous ceux qui marcheront ou s’arrêteront!»
Je dis à la dame de marcher à son rythme et de ne pas se soucier de ce qu’ils disent, puisqu’ils s’adressent aux hommes. En sortant, je demande à un soldat: «Et nos sacs? Nous avons beaucoup de bagages, ils sont où?» Il ricane: «Vous n’avez rien du tout!»
Je ne saisis pas et demande à un autre qui semble nouveau. Il me dit: «Vous les trouverez au terminal de Rafah.» Bien sûr, il n’y avait rien, j’y suis allée plusieurs fois plus tard, à la recherche de mes sacs pleins de mes vêtements préférés, de présents et ce que les enfants voulaient suite à la perte de toutes leurs affaires et bien d’autres biens emportés par le vent ou atterris chez un soldat ou un pillard.
Nous marchons environ six kilomètres. Nous sommes des centaines, épuisés, traînant sous le poids des brimades, nous nous en souviendrons pour le restant de nos vies. Tout au long du chemin, il y a des traces de sang laissées par l’empreinte des pieds écorchés des ouvriers dont l’unique tort est d’avoir été surpris par la guerre alors qu’ils étaient en quête d’un gagne-pain.
Difficilement, en l’absence de moyens de transport, j’arrive vers dix heures du matin au logement où mes enfants ont été déplacés dans le Sud. Mon époux m’attend à un endroit proche du nouveau lieu et m’assure que personne ne sait que je rentre. Il ouvre la porte de l’appartement et crie: «Venez voir qui est là.»
Sans enthousiasme, ils se retournent tous, et en une seconde la maison sursaute, les murs hurlent et le sol danse, comme si les quarante derniers jours sortaient de leur mutisme, se levaient et criaient avec les présents.
Plus de guerre, plus de prison à Gaza, plus de siège, tant que l’on est réunis, que le cœur est de bonne humeur, et l’esprit affranchi.