Illusions nécessaires
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Je viens tout juste de faire exploser un tank israélien. A cause de la guerre, je n’ai pas pu le faire en Israël, mais dans un camp militaire français. Je l’ai quand même fait juste à propos. J’ai accompli ma mission durant la visite d’Ariel Sharon à l’Elysée. Avec un mélange de 75 kilos d’explosifs et de 6 kilos de poudre. Du travail bien fait, sans aucune trace. Adieu le tank ! Si mon père était encore en vie, il serait très fier de moi, lui qui a combattu dans la résistance en 1948 et a été torturé par les soldats israéliens jusqu’à tomber dans le coma parce qu’il refusait de dénoncer al-Husseini, un leader politique palestinien de l’époque. Il y avait neuf caméras sur le plateau. Trois d’entre elles étaient à nous, et les autres, y compris une infrarouge, appartenaient à l’armée. Par chance, et à force de bonne volonté, il y a eu corrélation entre les expérimentations militaires et nos besoins. Comme on tournait dans le centre de la France, et pas dans les paysages de la Terre sainte, le Département militaire de la déception nous a aidés. C’est ce que les gens, dans le milieu du cinéma, appellent l’équipe de décoration. Il a fallu « camoufler » le paysage pour qu’il ressemble à chez moi et la route a dû être raffermie pour les rails de travelling. Notre décorateur, surnommé Picasso, a peint le tank de la couleur jaune du désert, et n’a pas oublié d’ajouter un V noir sur le côté, qui est la marque de certains tanks israéliens. Comme cela avait été convenu entre le colonel et moi, je dirigeais l’opération sur le plateau, donnais les ordres, lançais le compte à rebours avant l’explosion et disais « Action ! », ce qui, en l’occurrence, voulait dire « Feu ! »

Notre collaboration a été efficace et productive. Ou, disons plutôt qu’elle a été efficacement destructrice. Nous avions plutôt sous-estimé la charge, et l’explosion ne correspondait pas exactement à ma requête. Avec arrogance, j’avais demandé que la tourelle jaillisse comme un bouchon de champagne et s’élève précisément jusqu’à un certain nombre de mètres. Non seulement la tourelle a jailli, mais l’impact fut tel qu’elle s’est répandue jusqu’à une forêt voisine. Nous trouvâmes le barillet de l’arme reposant, pathétique, sur un lit de branchages en feu. L’incendie a nécessité l’intervention des pompiers. Pendant que j’étais occupé à détruire des tanks israéliens, une manifestation avait lieu à Paris pour protester contre la visite d’Ariel Sharon. Pourquoi les manifestations pro-palestiniennes sont-elles si peu excitantes ? Pourquoi réunissent-elles si peu de monde ? Pourquoi les causes justes sont-elles toujours ringardes ? Et pourquoi les Français ont-ils pris le risque de lâcher Ariel « Terminator » dans les rues de Paris ? Dans Le Silence des agneaux, les Américains déploient un dispositif de sécurité maximal contre Hannibal. Les Français n’ont-ils donc rien appris de l’histoire, à commencer par la leur ?

De retour à Paris, je suis allé manger des sushis avec le chef opérateur Marc-André Batigne et mon assistante Rania. Ensemble, nous avons évoqué quelques souvenirs amusants de notre victorieuse bataille. Incapable de me dominer, j’ai même laissé libre cours à la sensation euphorique et au plaisir pervers que procurent le pouvoir et la destruction. Mais le moment est mal choisi pour porter un jugement sur les passions de l’âme. On est en plein « total recall ». C’est la guerre. Je viens juste de régler son compte à un tank israélien. O mon père. Repose en paix car ils ne la connaîtront pas. Et ce n’est pas fini.

La serveuse japonaise, m’entendant babiller avec Rania dans la langue de Babel, m’a demandé de quelle nationalité j’étais. Je suis palestinien, ai-je répondu fièrement. « C’est quoi ? » a-t-elle ajouté. « La Palestine est un pays qui a un passé et un avenir. Parfois on dirait qu’il en sera toujours ainsi. » « Ce soir, je regarderai sur Internet où il se trouve », a-t-elle dit. Comme j’ai déjà essayé de le faire, je lui ai dit : « Evite-toi une nouvelle déception. » Après le restaurant, j’ai passé un coup de fil à Tel-Aviv. J’ai appelé Avi. Avi est le producteur exécutif du film, et aussi mon ami. J’ai commencé par demander des nouvelles de la situation là-bas et il m’a dressé un rapide résumé. « C’est extrêmement déprimant et je suis mort de peur. On n’est plus en sécurité nulle part et j’ai interdit à ma fille de sortir sans moi. Hier plusieurs incidents n’ont finalement pas tourné à la catastrophe bien qu’il y ait eu quelques blessés. J’ignore tout sur ton camp parce que l’armée dissimule aux Israéliens toute information concernant le nombre de victimes palestiniennes. Le gouvernement croit qu’il va ainsi se concilier l’opinion publique. » Il y a seulement une poignée de gens comme Avi aujourd’hui, en Israël, et leur nombre va décroissant à mesure qu’ils rejoignent l’opinion majoritaire qui, plus ou moins franchement, se range aux côtés de la politique orchestrée par Sharon, visant à proposer une « solution globale ».

« Bref, laissons toute cette merde de côté, et raconte-moi l’explosion du tank », me demande Avi. « Sensationnel ! J’ai adoré. Le tank s’est fracassé en mille morceaux, une explosion d’enfer. Tu devrais essayer un de ces jours », ai-je dit. « Génial, envoie-moi les rushes », a répondu Avi. « Et Cannes, ça s’est passé comment ? Comment Cyber a-t-il été accueilli ? » Pendant la période de paix relative, l’Autorité palestinienne m’a commandé un court-métrage sur un thème religieux. Le film, dont le titre est Cyber Palestine, faisait partie des festivités de l’An 2000 qui ont eu lieu sur la place centrale de Bethléem durant le Nouvel An. Avi a produit le film. Nous avons tourné à Gaza avec une équipe israélienne. La dernière fois que les membres de cette équipe s’étaient rendus à Gaza, c’était en tant que soldats dans les troupes d’occupation. Les membres du service de sécurité palestinien qui assuraient la protection de l’équipe israélienne étaient tous d’anciens prisonniers politiques de retour chez eux. On nous escortait d’un lieu à un autre comme de vrais VIP. On circulait dans un convoi de voitures blindées avec deux jeeps appartenant à la police, l’une devant et l’autre derrière, qui conduisaient à toute vitesse au son des sirènes. Nous avons fini le tournage dans les temps. Le budget était dépassé d’environ 200 dollars, mais Avi était heureux d’apporter sa contribution au processus de paix auquel, en toute naïveté et en toute sincérité, il croyait, et sur lequel je n’aurais pas misé un centime. Le film a été présenté à Cannes cette année.

Cannes est le genre d’endroit où vous savez qui sont vos amis. Et si vous ne pouvez pas fréquenter ceux que vous aimez, alors aimez ceux que vous fréquentez. « Ça m’a beaucoup plu, ai-je dit à Avi. Et Cyber Palestine a été très bien accueilli. Parfois il m’est arrivé de perdre la notion du temps. Par exemple, un critique arabe, qui travaille pour le quotidien international Al-Hayat, a écrit que le film est passé totalement inaperçu. Et il a rédigé son article la veille de la projection ! Et je n’ai pas compris pourquoi certains fils reçoivent certaines récompenses, tandis que d’autres n’en reçoivent aucune. Mais je suppose qu’il y a une raison à tout. [...] A part ça, Cannes était formidable. J’aurais aimé que tu sois là. Peut-être l’année prochaine. C’est même mieux que Jérusalem ces jours-ci. »

A propos de Jérusalem, il m’est arrivé, dans certains endroits cannois, de me sentir désorienté, et, dans la panique et la confusion, d’avoir l’impression d’être de retour là-bas. La première fois, il y a deux ans, je n’avais aucune notion de ce qu’implique le fait de voir un film à Cannes. Comme je n’avais pas d’accréditation, j’étais sans cesse refoulé. Je n’étais pas conscient de l’effet qu’un badge produirait sur ma psyché. Je ne l’ai compris que récemment. J’avais trois badges cette année au lieu d’un et j’étais autorisé à franchir toutes les barrières. Pourtant, à chaque fois que je m’approchais de l’entrée du Palais, j’avais des sueurs froides. C’est incroyable la manière dont ces types en uniforme vous comparent attentivement à votre photo, et vous fixent d’un regard suspicieux, même quand ils vous laissent entrer.

J’ai raccroché avec Tel-Aviv et j’ai appelé Ramallah. Adania, une proche amie, est un écrivain très talentueux. Elle vient de remporter le premier prix d’un concours littéraire destiné à aider les jeunes romanciers palestiniens. Je la félicite. « Mais qu’est-ce que tu fais à Ramallah en ce moment, si ce n’est pas pour des vacances ? » lui ai-je demandé. « Un ami m’a prêté une magnifique maison sur les hauteurs de la ville, pas loin de la campagne, pour un mois. J’y suis venue pour être seule et écrire », m’a-t-elle répondu. Je me souviens que la dernière fois que j’ai téléphoné à quelqu’un à Ramallah, j’entendais le bruit des armes en arrière-plan. Le rythme et le ton sont devenus plus lents, alto, et tempérés. Les hélicoptères Apache et les barillets des tanks font résonner la ville au rythme de leur attaque (musicale, s’entend) bien en mesure, sûre d’elle. Adania prend un autre appareil à l’arrière de la maison. « Les Israéliens sont devenus vraiment très radins ces derniers temps, et leur occupation elle-même est devenue minable. Ils bloquent les villes palestiniennes à peu de frais, en déposant une montagne de décombres et de pierres à l’entrée de la ville et en plaçant un tank sur une petite colline, ni trop près, ni trop loin. Comme ça, ils peuvent choisir leurs cibles sans faire travailler leurs soldats trop durement. »

J’appelle ma mère à Nazareth. « Comment ça va à Nazareth ? » « Calme et tranquille, il ne se passe rien ici », dit-elle. Elle me dit ça en croyant que ce mensonge pourra me convaincre de revenir. Ma mère me manque beaucoup. Je ne l’ai pas vue depuis l’arrêt du tournage en février dernier. Evidemment que rien ne se passe à Nazareth, me dis-je en moi-même. Rien ne s’y passe jamais, de toute façon. Un calme mortel serait le bon terme. Je hais de toutes mes forces la ville où je suis né. C’est le genre d’endroit qui vous ramène constamment en arrière et vous suce jusqu’à la moelle. Quel veinard ce Jésus d’avoir été condamné ailleurs. Quand je me suis installé à Jérusalem, je souhaitais avoir au pire le même destin. Quand c’est devenu au mieux, j’en suis parti.

Nous, Palestiniens résidant en Israël, sommes des gens peureux. Inhibés. Nous ne sommes pas encore sortis du placard. Nos sœurs et nos frères en Cisjordanie et à Gaza ouvrent généralement les hostilités, puis nous rejoignons l’insurrection. Non sans ajouter notre petite touche personnelle, notre esthétique originale venue du ghetto : les incendies de magasins israéliens. Nos sœurs et nos frères se chargent ainsi de nous rappeler à notre silencieuse et tragique existence. Mais le rituel est très bref. Nous perdons quelques âmes, et juste avant que l’insurrection ne prenne de l’ampleur notre élan décroît. Nous voilà revenus à un calme mortel. Il y a une raison à notre raisonnement. Nous dissimulons notre côté sombre car ce côté sombre est le plus sombre de tous. Nous redoutons que notre côté sombre ne nous conduise à nous aventurer sur des territoires inconnus. Nous redoutons, soupçonnons en partie, et sommes même inconsciemment certains qu’il nous conduirait jusqu’au trou noir ; que l’alternative nous et/ou Israël ne se pose plus ; que se produise une grave perte de gravité ; un « Tohu Bohu » pareil à celui que décrit l’Ancien Testament ; un chaos semblable à celui des origines du monde. Israël le sait. Soit il laisse tomber et devient une vraie démocratie, soit il nous laisse tomber : mais Israël refuse de faire l’un ou l’autre. C’est ainsi qu’à chaque fois, et juste avant que Nazareth ne se mette à crier, comme jadis Samson, « Que je meure avec les Philistins ! », Israël rapplique pour nous rafraîchir la coupe.

Une partie des acteurs du film que je termine actuellement étaient israéliens. Ils jouaient des soldats à un poste de contrôle. Je leur avais fait passer une audition dans une agence de casting à Tel-Aviv. Les uns après les autres, ils se sont assis sur un divan tandis que je leur faisais face sur un fauteuil. J’ai demandé à chacun s’ils avaient servi dans l’armée, s’ils avaient déjà surveillé un poste de contrôle, s’ils avaient déjà contrôlé des papiers d’identité, s’ils avaient déjà arrêté un Palestinien et s’ils en avaient déjà tabassé un. Tels étaient les critères élémentaires pour pouvoir interpréter ce rôle. Les candidats se sont retrouvés dans une position très ambivalente. Pour avoir le rôle, ils devaient se montrer sous leur meilleur jour auprès du réalisateur, ce qui, en l’occurrence, signifiait avoir fait du mal aux Palestiniens. Mais il se trouve que le réalisateur en est un ! En d’autres termes, avoir fait du mal aux Palestiniens pouvait signifier également ne pas avoir le rôle.

J’ai entendu de nombreuses versions de la même histoire, selon qu’ils avaient été plus ou moins violents. Depuis la confession du libéral accablé de remords, jusqu’à celui qui affirmait avec franchise avoir simplement défendu son pays, et qui disait avec fierté qu’il le referait, en passant par celui qui disait qu’il s’était contenté d’obéir aux ordres. A certains moments, j’ai profité de ma position de pouvoir. J’ai changé de rôle, passant de l’écoute silencieuse à l’interrogatoire musclé. Je ne m’en suis pas tenu à l’histoire des postes de contrôle et j’ai demandé à certains candidats s’ils avaient joué un rôle dans les crimes commis au Liban. J’ai souffert en écoutant leurs récits, tout en ressentant un plaisir pervers face à leur malaise. L’un des acteurs n’avait pas servi dans l’armée et, à cause de mes convictions politiques, je l’ai choisi immédiatement. Sur le plateau, j’ai dû modérer son jeu. Les autres candidats ont interprété leurs rôles de soldats avec le plus grand professionnalisme. Un acteur, célèbre, n’a pas eu besoin de passer une audition ; il est trop bon acteur et je n’ai pas envie de connaître son passé militaire. Après avoir travaillé avec lui, j’ai envie de renouveler l’expérience, et je souhaiterais ardemment qu’il ait appartenu aux Black Panthers.

Quand l’armée israélienne a occupé Nazareth en 1948, les soldats sont venus tout droit chercher mon père. En plus de son appartenance à la résistance, mon père savait fabriquer des armes en imitant les mitraillettes anglaises. Pour le canon, il s’inspirait des fusils allemands. En effet, l’armée israélienne s’approvisionnait en munitions auprès des Anglais, et il ne restait à la résistance palestinienne qu’à s’approvisionner en balles allemandes au marché noir. Les soldats ont capturé mon père tout près de chez nous. Ils l’ont emmené sur une colline voisine et l’ont jeté dans un fossé. L’un des soldats a pointé le canon de son fusil sur la poitrine de mon père et lui a demandé de compter jusqu’à dix, sans doute le nombre auquel le soldat appuierait sur la gâchette. Mon père a compté 1,2, 3, puis a déplacé le canon de sa poitrine vers sa tempe. Pour abréger le compte à rebours, il est allé directement jusqu’à dix. Mais une balle ne pouvait combler ces soldats en colère et frustrés. Ils l’ont donc tabassé et quand ils ont cru mon père mort, ils l’ont jeté d’une falaise. Ma mère m’a raconté qu’avec l’aide de notre médecin de famille elle a passé une journée entière à retirer, à l’aide d’une pince à épiler, des lambeaux de chemise de sa chair en morceaux. Là où la crosse des pistolets avait fracturé son crâne, les cheveux n’ont jamais repoussé, laissant un halo chauve sur la tête de mon père.

O mon père ! quelle chance d’être juif. Vérité de toute cette culture. Les vieux juifs se sont contentés de devenir israéliens. Ils nous ont transmis leur judéité et, nous, nous sommes partis.

Il y a eu un cessez-le-feu en 1948, Israël est arrivé, n’en finit pas d’arriver. Le calme s’est installé. Les guerres ont continué. L’une d’entre elles se poursuit. A cause d’elle, mon tournage a cessé. Nous n’avons plus obtenu la permission de survoler et de filmer Jérusalem. Les visites en hélicoptère de Jérusalem ont été interrompues et désormais les avions espions israéliens empruntent cette route. Ils surveillent les déplacements des Palestiniens que les Israéliens chassent comme des oiseaux de proie. Dans leur politique d’économie, ils lancent des roquettes très précises à travers les fenêtres, qui explosent dans les salons. Les Palestiniens n’ont même plus besoin de sortir de chez eux pour se faire assassiner. Ils sont livrés à domicile. Mais le film serait incomplet sans ce plan aérien au-dessus de Jérusalem. Il s’agit d’un plan-séquence. Et il manque une autre scène que l’on peut tourner ailleurs, comme on l’a fait pour l’explosion du tank. On a rencontré une équipe allemande d’effets spéciaux. Construire la maquette d’un hélicoptère de combat israélien coûte très cher. Il nous a été suggéré de nous procurer un vrai hélicoptère, ce qui engagerait moins de frais. Après cette rencontre, j’ai appelé mon producteur, Humbert Balsam. Je l’ai attrapé au moment où il prenait le train pour aller à Aix. « Humbert, lui ai-je dit, j’ai besoin d’un vrai hélicoptère de combat pour le faire exploser dans les airs. » « Bien sûr, m’a-t-il répondu. On va t’en trouver un vrai. Je m’en occupe immédiatement. »