Elia Suleiman fait partie de ces rares artistes palestiniens qui, privilégiant le détour par l'individu et l'introspection intimiste dans l'expression artistique, se distancient d'un art palestinien encore très ancré dans le territoire et confiné dans les frontières de l'identité collective. Marquant l'émergence d'une perception et d'une expression individuelles de la mémoire et de l'espace, ces artistes donnent libre cours à la liberté de création et à l'expression poétique.
Fuyant les dangers d'un statisme identitaire et territorial exacerbé, Elia Suleiman défend l'idée de dynamisme et de mouvement comme source de sens et de créativité artistique. Ainsi l'espace et la mémoire ont mille facettes selon le positionnement du sujet dont le déplacement provoque un renouvellement du sens.
Loin de prôner le retour à la terre de Palestine et la réunification du territoire, il voit comme une force la non-linéarité qu'il utilise même comme force créatrice et comme structure artistique. Elia avoue ainsi aspirer dans son travail à la « transgression des frontières nationales » et au « détachement de la spécificité du lieu[1] ».
Et, loin de mettre l'art au service d'un renforcement de l'unité et de l'identité collectives, son cheminement artistique participe ainsi d'un processus inverse à celui de la plupart des artistes palestiniens.
L'oeuvre d'Elia Suleiman rompt totalement avec l'histoire de la production cinématographique en Palestine et y injecte une perspective individualiste et critique tant sur le plan thématique que sur celui de la méthode (déconstruction, éclatement de la perception et du point de vue narratif). C'est par ailleurs l'un des rares artistes palestiniens à manier l'ironie et à oser l'autodérision.
Elia nous fait part ici de ses questionnements sur les notions fondamentales d'espace et d'identité, de la source émotionnelle de son pouvoir créateur ainsi que de la manière de le traduire en termes cinématographiques.
A. B.
ANNE BOURLOND : Vous êtes l'un de ces rares artistes qui font émerger le point de vue individuel dans l'expression artistique palestinienne. Cela se traduit notamment dans votre relation à l'espace et à la mémoire, dont vous rejetez l'acception statique et le caractère collectif. La démystification du lieu et de sa spécificité occupe-t-elle toujours une place centrale dans votre oeuvre ?
ELIA SULEIMAN : Il n'est sans doute pas de pire moment pour aborder cette question, en raison de l'expérience personnelle douloureuse — la mort de mon père — que je traverse actuellement. Mon espace actuel est un espace purement illusoire et je ne peux conceptualiser ce nouveau territoire. J'ai le sentiment que ma sphère d'intériorité est en expansion, l'extériorité perdant toute consistance physique. Ainsi je viens juste d'arriver de Nazareth et ne peux pourtant me rappeler aucune image, aucune trace géographique du voyage.
La notion d'espace se confond avec celle de l'identité. J'ai toujours, il est vrai, questionné l'identité, sous tous ses angles ; l'identité et sa négation, l'identité et son support spatial, l'identité et l'altérité. Mais maintenant, j'ai le sentiment que la notion d'identité, mon identité de Palestinien, a perdu son sens en tant que point de départ dans mon travail, du moins sous son angle politique. Le lien entre identité, mémoire et lieu est très marqué ici [à Jérusalem]. La mémoire et l'identité sont liées à l'espace, certes, mais pas nécessairement à un espace réel. La mémoire est dans mon travail une invention. Selon moi, on crée le lieu. On ne le reproduit pas vraiment ; on le réinvente. L'aspect illusoire, trompeur de ces notions et de leur acception collective se reflète dans mes films. Je vis actuellement dans une sorte d'intériorité où la notion d'espace n'a pas accès. Je ne peux encore dire s'il s'agit d'un état temporaire ou non. Même si, en réalité, lorsque je regarde attentivement mes films, je peux y déceler une distanciation progressive de ce genre de considérations : le lieu d'où je viens, la mémoire. Je m'écarte de ce type de dialectique du lieu et de l'identité. Je ne sais pas si j'aborderai ces questions dans mon prochain film. La mort [de son père] m'a éloigné de ces considérations territoriales et de leur influence sur ma pensée conceptuelle.
A. B. : Peut-être êtes-vous arrivé à vos fins, à une déconstruction totale de la spécificité du lieu et de son poids idéologique et politique, jusqu'à avoir le sentiment de ne plus avoir ni patrie ni exil, comme en témoignent les premiers mots de votre dernier film Rêve arabe[2].
E. S. : Je n'ai pas de patrie. Je ne suis même pas en exil. L'exil est la contrepartie de la mère-patrie. Je n'ai jamais eu de mère-patrie. Je ne suis donc pas en exil. Toutefois, abordé sous un autre angle, autre que celui de la politique, tout lieu est en réalité une mère-patrie ou un exil. L'important est de pouvoir se positionner par rapport au monde, de donner un support spatial à la perception du monde. L'exil est un privilège dans le sens où il permet un positionnement spatial de soi-même. C'est une sorte de « lieu » également. Pour moi Nazareth et New York sont toutes deux et une mère-patrie et un exil.
Je questionnerai toujours la notion d'exil et de mère-patrie... Je suis certes conscient de la nécessité pour un peuple de partager une même langue, de pouvoir vivre ensemble dans la sécurité et la démocratie mais je mettrai toujours en question cette notion collective de « nation ». En ce qui me concerne, l'exil est un choix.
A. B. : Vous avez développé une relation plutôt atypique à l'espace et à l'identité, dont vous soulignez l'aspect pluriel, dynamique et construit. Comment expliquez-vous cette distanciation vis-à-vis de référents tellement lourds de sens en Palestine ?
E. S. : La Palestine n'existe pas. Elle n'a pas de frontières et en possède mille dans le même temps. Elle possède tous les éléments chaotiques de nature à provoquer la réflexion sur l'espace, les frontières et leur traversée.
Même si en réalité aucun de ces éléments n'est en soi valide. La Palestine est pleine de frontières sans qu'aucune d'entre elles ne soit valide. Le peuple palestinien est divisé en divers segments sans aucune frontière réelle. Ce statut chaotique offre une certaine liberté et est un lieu privilégié pour la réflexion sur l'espace.
Certes, mon parcours personnel m'aide à ressentir les choses de cette façon. Je suis de Nazareth et non de Cisjordanie. Par ailleurs, je n'ai pas vécu en un seul lieu. J'ai voyagé et vécu dans différents pays et cette expérience nomade est un privilège, j'en suis conscient. De ce fait, mon lien à la terre, mes repères spatiaux sont loin d'être exclusifs. Le concept de « racines » n'a pas de sens particulier pour moi. En fait, la terre n'est pas à mes yeux quelque chose qui puisse susciter le désir. Or dans mon travail je suis à la recherche constante de cette émotion, ce magnétisme du désir. Ce qui ne possède pas cette force créatrice d'émotions n'occupe pas une place importante dans mon cadre mental et mes images cinématographiques.
Bien sûr, l'occupation a exacerbé ce lien à la terre et a provoqué le développement d'une relation extrême avec le bien perdu. Et tout le monde n'a pas bénéficié comme moi des mêmes chances de se libérer de cet ancrage dans le territoire. Je peux imaginer qu'il est plus naturel et même plus urgent, pour ceux qui vivent dans des camps de réfugiés au Liban, de nourrir ce rêve d'un lieu particulier, un lieu imaginé ou mémorisé. En ce qui me concerne, Nazareth n'est pas vraiment le genre de lieu dont on peut rêver ! Je ne peux dire cependant que la Palestine n'a pas une place en moi. Je vis à Paris mais je reviens régulièrement. Je ne désire pas me libérer de mon identité palestinienne; je veux au contraire être pleinement palestinien, atteindre une « palestinité » totale. Une palestinité qui ne se confonde pas avec le lien de sang ou avec les racines. Il s'agit d'une notion plus abstraite.
A. B. : Comment cette relation à l'espace et à l'identité se traduit-elle dans votre langage cinématographique ?
E. S. : Je cherche à créer une image « décentrée », dépourvue de point central particulier. Chaque point central raconte une histoire. Mon défi, en ce qui concerne la Palestine, est de décentrer ce point. Je refuse une image centralisée, unifiée, ne permettant qu'une seule perspective de narration. Les Palestiniens ont toujours été d'une certaine façon ghettoïsés, du point de vue géographique comme du point de vue historique. Traduire cette métaphore implique d'adopter une structure narrative cinématographique non linéaire. Il y a donc parallélisme entre l'éclatement de la narration et celui de la structure du film. Mettre l'accent sur la non-linéarité dans le mode narratif cinématographique est en parfaite synchronisation avec ma volonté de défier la linéarité de l'histbire de la Palestine. En réalité je ne pense pas avoir créé ce manque de linéarité ; il s'agit d'un état de fait, existant per se. Mais mon cinéma le traduit ; mes films parlent de non-linéarité et, au-delà, SONT non linéaires. Je pense en particulier à Chronique d'une disparition.
A. B. : Il est vrai que le film se caractérise par une décentralisation de la perception et de la narration ; non-linéarité géographique, dualité des perspectives de narration, pluralité de styles (journal intime ou journal politique). Loin de lutter contre le flou identitaire et territorial, vous l'utilisez pour servir votre méthode cinématographique.
E. S. : Oui. Le mot clé est ici la « non-linéarité ». L'image non linéaire, qui se lit non pas d'une façon linéaire mais au travers de fragments dispersés, est la seule qui puisse amener le spectateur à participer à la construction de l'image et donc du récit, du discours. L'idée est de remettre en question le point de vue du réalisateur comme seul point de vue autorisé, le « je parle » du metteur en scène livrant un récit qui s'imposerait comme le point de vue de la vérité. Si au contraire vous créez une image qui remet en question cette « vérité » et ouvre des horizons nouveaux qui permettent de combler le vacuum se profilant derrière cette vérité, vous réécrivez constamment l'histoire, ou du moins vous créez une potentialité d'écriture de l'histoire. Mes films participent de cette démarche. Je n'entends pas y écrire l'histoire de la Palestine ; je souhaite donner accès à des espaces multiples se prêtant à différentes lectures et interprétations. Cette question est d'ailleurs inhérente à tout type de récit. L'exemple parfait est celui de la poésie. La poésie, du moins la bonne poésie, présente toujours ce manque de linéarité et de cette vérité « une », ce qui donne au lecteur le sentiment d'écrire l'histoire lui-même. Malheureusement, la période de construction nationale que nous traversons actuellement requiert, selon nombre de gens, un discours linéaire, une voix unique, source d'un art nationaliste.
A. B. : Cette structure non linéaire caractérise également Rêve arabe, votre dernier film. On y suit le narrateur, réalisateur en quête de sujet de film, dans ses pérégrinations, au gré des diverses rencontres et des suggestions qui en découlent. D'où une impression d'éparpillement, de fragmentation totale. Mais elle est sans doute délibérée ?
E. S. : Cela correspond à l'état psychologique dans lequel je me trouvais à la suite de Chronique d'une disparition. En réalité Rêve arabe est une sorte de Chronique d'une disparition post mortem ! J'étais dans cette période de vide total, sans vraie réponse ou conclusion, dans laquelle le réalisateur est plongé à la fin d'un film et de la recherche particulière liée à celui-ci. L'énergie ne se régénère pas immédiatement à la fin d'un film et j'ai ressenti une sorte d'immense lassitude, facteur déterminant dans la réalisation de Rêve arabe. Après Chronique d'une disparition, je me trouvais toujours à Jérusalem, dans cette tension ultime, cette opposition binaire... Et l'intensité de mes angoisses, loin de s'apaiser, s'était accrue. La page devant laquelle je me trouvais n'était pas blanche mais noire ! C'est ce qui explique le ton particulièrement sombre du film et le sentiment de désespoir du narrateur qui cherche en vain une réponse aux questions qui l'habitent « Que faire ? », « Où aller ? »
A. B. : Pensez-vous avoir accédé à un cinéma poétique se situant au-delà des caractéristiques nationales ?
E. S. : J'essaie de créer une image qui transcende la définition idéologique de la condition de « Palestinien », loin de tout stéréotype. L'image « totale », qui ne souffre aucune substitution possible, est celle de la vision poétique. J'ai acquis récemment une plus grande lucidité quant à la question de savoir si j'ai produit une image appartenant au territoire poétique, distincte d'une image encore ancrée dans le sol et engluée dans une relation dialectique avec la réalité immédiate, une image politisée. J'étais auparavant satisfait de ce type d'image. Ce n'est désormais plus le cas, même si, bien entendu, je suis conscient que l'on n'atteint jamais l'image poétique pure. L'image poétique est une image polysémique ; elle est donc un élément de communication. Chaque spectateur peut lire cette image comme s'il était un coréalisateur. Il peut regarder cette image en toute liberté car elle est exempte de toute interprétation « autorisée » du réalisateur.
Le sens ne précède pas l'image. Il nous apparaît sous des formes diverses et selon des associations multiples ; le spectateur doit laisser libre cours à ses sens afin de pouvoir participer à la création du sens. Le spectateur palestinien — et je généralise un peu ici — a malheureusement l'attitude inverse et veut connaître le sens de l'image aussitôt que celle-ci apparaît sur l'écran. L'image poétique est la seule à atteindre l'universalité. Ce n'est pas là mon objectif mais je peux vous parler des résultats. Il est arrivé que, lors d'une projection de Chronique d'une disparition en Italie, les spectateurs m'avouent avoir trouvé le film très italien. La même chose s'est produite en Russie ou en Suède. Pour moi, c'est cela être Palestinien. Cela devient un prétexte pour faire un film qui soit un langage de communication pour n'importe qui n'importe où. Sans cet aspect de « nous » et « eux ». Dans mon travail cinématographique je tente de créer désir et communication.
Avec le recul, je réalise qu'il y a des scènes dans mes films, et notamment dans Chronique d'une disparition — par exemple la scène où la jeune femme palestinienne cherche, en vain, un appartement à Jérusalem-Ouest — qui sont ancrées dans la réalité temporelle, liées à une période spécifique et qu'elles ne dureront pas. Plus tard, dans des années, les gens s'en rappelleront comme de cette « période où il était difficile de trouver un appartement à Jérusalem-Ouest » Je n'en suis pas satisfait.
Mes films sont palestiniens certes, car je suis Palestinien — de la même façon que l'on dirait français un film réalisé par un Français. Mais ils ne parlent pas de la Palestine. La Palestine n'en est pas l'objet. Je n'ai cependant pas encore terminé le travail de « démantèlement du drapeau ». J'aspire à la déconstruction de cette image nationale imposée, cette image que de nombreux acteurs culturels ont contribué à former et dont ils redoutent la disparition comme pouvant marquer la fin de leur inspiration artistique. Entre nous, pourquoi les gens, à part les militaires ou les dirigeants politiques, attendraient-ils du cinéma cette exacerbation de l'image nationale et de son corollaire, l'image négative de l'autre, alors que l'altérité peut au contraire créer la fascination, le désir ?
A. B.. : On vous reproche le caractère égocentrique de votre cinéma... mais l'image poétique ne passe-t-elle pas par le regard intime et l'introspection ?
E. S. : Je me prends comme point de départ pour parler de beaucoup d'autres choses. Comment pourrait-on partir d'ailleurs ?
A. B. : Contrairement à la critique, vous affirmez le caractère politique de votre cinéma. Est-ce là compatible avec votre ambition d'accéder à un cinéma poétique ? Quelle est l'acception que vous donnez ici au mot politique ?
E. S. : J'essaie de produire une image qui se situe au-delà de toute prise de position statique, de toute définition ou représentation idéologique de la condition de Palestinien. Il s'agit d'un refus systématique de toute forme d'idéologie. De ce fait mes films sont très politiques. Introduction to the end of an argument[3] en est l'exemple parfait ; il s'agit d'un refus systématique de toute idéologie dans la représentation de la Palestine et de l'identité palestinienne. Etre anti-idéologique peut toutefois devenir une position idéologique en soi, j'en suis conscient. D'où la nécessité de constamment changer l'angle de vue.
En réalité mes films sont politiques et non pas idéologiques ou dogmatiques car je laisse l'image se mouvoir jusqu'à son interprétation poétique. Je ne suis pas un politicien mais un être politique. Beaucoup voient dans mes films l'affirmation de l'absence d'une identité palestinienne. Or la production culturelle (et donc mes films) est en soi une expression d'identité. C'est exprimer l'identité d'une personne — d'un être politique —, mais une identité en constante quête de soi, en perpétuelle transition, antinationaliste.
C'est en ce sens que l'art est politique. En réalité notre vie est politique. Même si vous n'êtes pas politisé, vous êtes un être politique.
A. B.. : A ce propos, quelle est l'influence des producteurs et des attentes du public sur le cinéma palestinien et son caractère politique dans son acception première ? N'imposent-ils pas une sorte de restriction à la liberté créatrice des réalisateurs ? Certains réalisateurs palestiniens de la diaspora se plaignent amèrement de ce problème.
E. S. : Il est vrai que nous, réalisateurs palestiniens, ne sommes pas dans une situation privilégiée. Les pays occidentaux ont un agenda, des quotas par pays et ils vous donnent une aide financière à la condition que vous parliez de votre pays. Mais c'est la responsabilité de chacun de résister à cette pression ; si vous acceptez les conditions de votre producteur, vous acceptez de jouer les règles du jeu, vous capitulez.
Au début j'ai rencontré des problèmes de ce genre pour la distribution de mes films ; je faisais en effet des films comiques sur la Palestine alors que le public attend des films sur la Palestine qu'ils soient tragiques. Maintenant c'est différent. Je n'ai plus de difficultés à trouver un producteur. Bien sûr, ceux-ci ne sont pas des grandes sociétés commerciales de production, mais, en ce qui concerne mon type de cinéma, cela serait la même chose quel que soit le sujet, à New York ou dans n'importe quel autre lieu.
A. B. : Qu'en est-il du public palestinien ? Il semble que le cynisme — selon vous de l'ironie —et l'autodérision de votre cinéma lui laisse une impression mitigée.
E. S. : Mon sens de l'humour, mon ironie sont loin d'être acceptés. J'ai même été accusé de trahison, de sionisme ! Mon point de vue est considéré comme trop critique en cette période de construction nationale qui appelle à l'unité et même à l'uniformité. La voix palestinienne doit être une ! Se profile ici une peur de « déstabilisation » liée à un lieu, la Palestine, où l'unité est jugée essentielle. Il s'agit également d'une question d'interprétation de l'image. Une grande partie du public palestinien, comme je le disais plus haut, attend un sens immédiat, un sens qui précède l'image. Ils n'ont pas l'aptitude de se laisser aller, de se donner la liberté d'interprétation ; lorsqu'ils jugent un film, ils jugent seulement s'il est bon ou mauvais pour les Palestiniens. Leur point de vue est très politisé car la situation est politisée à l'extrême.
A. B. : A mes yeux, l'intolérable ne se situe pas dans votre ironie mais au contraire dans cet emprisonnement du public dans le tragique, cette impossible distanciation de l'immédiat qui seule permet l'humour.
E. S. : En fait les Palestiniens d'Israël sont plus sensibles à ce style d'humour —l'autodérision — face au statu quo, à la stagnation. C'est l'humour du ghetto. Il s'agit de rire de soi pour susciter un peu d'espoir. Mais dans une situation politisée à l'extrême, où le discours dominant est celui de l'autorité, l'humour cède la place, face au caractère tragique du statu quo, à cette valeur considérée supérieure qu'est l'unification politique.
En réalité, ce type d'humour, l'autodérision, requiert une certaine liberté. Et dans un endroit où l'immédiat se caractérise par l'occupation, la présence militaire, l'humour et l'ironie mettent du temps à s'installer. A Nazareth, le public a beaucoup aimé l'autodérision de scènes absurdes comme celle montrant deux amis assis des heures durant devant le Holy Land (Chronique d'une disparition) sans que rien, strictement rien ne se passe, alors qu'en Cisjordanie le public s'offusquait de ne pas les voir prendre les armes ! Il est intéressant à cet égard de voir que cette incapacité à l'autodérision et ce souhait de plus de violence, sous son aspect physique, se retrouvait chez deux types de spectateurs. Les Palestiniens des territoires occupés, endossant le rôle de la victime, loin de se laisser aller à rire de leur oppresseur, me reprochaient de ne pas les représenter davantage comme cibles de la violence des Israéliens. Les Israéliens, quant à eux, se sentaient déstabilisés, intimidés : ils ne se reconnaissaient pas, ne pouvaient s'identifier à ces policiers qui ressemblaient davantage à des personnages de bande dessinée, le Palestinien auquel ils se voyaient confrontés, peu intimidé face à eux, étant par ailleurs bien éloigné du Palestinien qu'ils connaissent ! Ils auraient préféré que je les représente avec plus de réalisme afin d'être à même de contre-attaquer.
A. B. : Après un court séjour en Palestine en 1995 pour le tournage de Chronique d'une disparition, vous voilà exilé à nouveau. L'exil est-il pour vous la seule voie de l'introspection ?
E. S. : J'ai besoin de mobilité. La mobilité donne un sentiment de renouvellement. J'aime être « déplacé », « décentré » tel le désir. Le désir, et l'amour, sont décentrés dans le sens où l'on ne sait jamais où ils vont vous attaquer, et pourtant vous les accueillez toujours. C'est ce que j'essaie d'atteindre dans la production d'images. J'aspire à la création d'une image qui vous déstabilise, qui vous emporte en des lieux encore inconnus et vous offrent une nouvelle vue, une perspective différente. C'est la seule façon de retarder la mort. Lorsque le lieu où vous vous trouvez n'est plus que sa propre représentation, sans potentialité d'autres représentations, c'est le moment de s'en aller.
Dans la période précédant mon départ de Palestine, j'avais le sentiment que je ne pouvais plus trouver nulle part mon propre espace. Même dans ma propre maison. Les images et les sons que je percevais n'étaient plus que représentations de toutes sortes d'occupations, d'intrusions... (sirènes, bruits de pneus). Même le silence était devenu bruyant. C'était un viol de mon espace intérieur, englouti par la réalité extérieure. J'étais comme éloigné de ce qu'il y précieux. J'avais besoin d'une autre perspective qui me donne à nouveau la possibilité de regarder. Actuellement je suis de retour, enfin plus ou moins puisque je suis encore partiellement à Paris.
A. B. : Vous venez d'achever le scénario de votre prochain film. Quel en sera le thème ?
E. S. : Mon prochain film, Le Salaire du crime, mène Chronique d'une disparition à son paroxysme. Il sera beaucoup plus violent et l'humour y sera nettement moins édulcoré. J'ai le sentiment que mon style y devient plus minimaliste, plus pur. J'accède à l'extrême dans deux genres différents : l'hyperréalisme d'une part et l'absurdité totale d'autre part. Ainsi on y retrouve Nazareth mais en tant que structure fictive, sous une approche très minimaliste. On y retrouve aussi Jérusalem — ou quelque chose qui lui ressemble — plongée dans une absurdité onirique totale. Le film pousse également à l'extrême l'opposition entre extériorité et intériorité. D'une part la représentation d'une extériorité totale : Nazareth. D'autre part une réflexion complètement intériorisée, le rêve : Jérusalem. Enfin, il y a New York, le « finale » qui réunit les deux.
Mais, en deux mots (rires), c'est une chronique sur l'amour et la souffrance !
[1] « Dialogue avec Khalii Rabah », catalogue Khalil Rabah, Gallerie Anadiel, 1998, p. 25.
[2] Film réalisé en 1998 dans le cadre de la collection thématique d'Arte « L'an 2000 vu par dix cinéastes ».
[3] Dans ce film de 45 minutes, assemblage en apparence incongru des extraits de films et séries télévisées américaines et reportages, Elia Suleiman dénonce, avec humour et cynisme, l'aspect caricatural de la représentation occidentale des Arabes.