La Palestine sous la botte
Abstract: 

La journaliste israélienne étudie en profondeur la pratique israélienne du “ bouclage ” des territoires occupés et, plus généralement, les entraves mises par Israël à la libre circulation des Palestiniens.

Full text: 

Fin octobre 2000. Un barrage militaire tenu par une poignée de soldats à cran, à la sortie de Bitunia, au sud-est de Ramallah, et une longue file de voitures palestiniennes qui, une à une, ont allumé leurs feux à la nuit tombante. Les conducteurs, qui n’avaient pas encore les nerfs à bout à l’idée d’attendre leur tour pour recevoir l’autorisation de passer, ont sûrement remarqué, ce jour-là, une structure bizarre sur le côté est de la route : dans un vaste terrain militaire, contigu au camp militaire israélien d’Ofer, reposaient innocemment plusieurs rangées d’énormes cubes de béton, les uns sur les autres ou côte à côte. Dans la pénombre, ils ont peut-être aperçu, au-delà du camp et du terrain militaires, une énorme autoroute en fin de construction, destinée à mieux relier Israël proprement dit à ses colonies les plus éloignées à l’est, celles de Maale Adoumim et de la vallée du Jourdain. Un peu plus loin, à moins d’un kilomètre au sud du camp militaire et de cette procession de véhicules, les milliers de joyeux points lumineux de la colonie juive de Givaat Zeev témoignaient haut et fort de l’étendue d’un satellite israélien bien implanté.

Une semaine plus tard, les véhicules palestiniens ne pouvaient plus franchir ce barrage de la périphérie de Bitunia – qui pour des dizaines de villages de la région restait jusque-là le principal accès à Ramallah. De souriants soldats détendus, deux blocs amovibles de plastique et une rangée de pics, amovible elle aussi, permettaient encore le passage des voitures diplomatiques étrangères. Quelques semaines plus tard, cette sortie était complètement bouclée par un monticule de sable et quelques-uns de ces fameux blocs innocents de béton. La nouvelle autoroute était terminée ; une nouvelle bretelle permettait aux véhicules israéliens d’accéder au camp militaire d’Ofer. Parallèlement, les petites routes transversales qui reliaient, récemment encore, les villages à Ramallah avaient aussi été coupées à la circulation.

Depuis le déclenchement de la seconde Intifada en octobre 2000, des villes et des villages de Cisjordanie et de la bande ont ainsi été isolés hermétiquement, progressivement, soigneusement, méticuleusement et de manière très pensée. Dans bien des cas, quelques blocs de béton suffisent à empêcher les véhicules d’entrer et de sortir d’un village ou d’une région. Ailleurs, il aura fallu un fossé profond ou un talus de sable et de pierres pour garantir le maximum d’obstacles à la liberté de mouvement des Palestiniens. Les principales entrées des localités palestiniennes sont maintenant sous le contrôle de monstres énormes : des chars et des véhicules blindés, des postes de tirs où sont planqués des soldats, le canon de leur arme braqué sur les piétons. Le paysage de la Cisjordanie est aujourd’hui quadrillé de probablement plusieurs centaines de ces barrages hermétiques aux alentours de chaque agglomération palestinienne, grande ou petite. Comme la circulation est interdite aux Palestiniens sur les routes principales et secondaires, des grappes de taxis jaunes s’agglutinent aux alentours des barrages ; des troupeaux de piétons montent et descendent ces collines de sable, passent les fossés, contournent les blocs de béton – échappant aux tirs des soldats qui tentent de temps à autre de les empêcher de se rendre à leur travail, d’aller à l’école, à la clinique, à l’université, de voir de la famille ou d’aller au marché… Les gens changent de moyen de transport, collectif, à chacun de ces barrages – qui sont devenus, à la fois, le terminus d’un tronçon et la station de départ d’une autre route tout aussi « hétérodoxe », tortueuse, terreuse et caillouteuse. Entre le terminus d’un tronçon et le début d’un autre, l’embouteillage est tel que les passagers sont obligés de marcher plusieurs centaines de mètres en plein soleil, dans la poussière ou sous la pluie battante, dans la boue. Un trajet de, disons, vingt-cinq minutes, en temps normal, est devenu une épreuve de deux à trois heures. Plus la localité est proche d’une colonie israélienne et plus elle se retrouve enfermée sur elle-même.

Le dispositif, mis en place depuis un an, n’est pas nouveau. La bande de Gaza en fait l’expérience depuis 1991 – date à laquelle elle s’est vue pareillement confinée et coupée du reste du pays et du monde : les quelque 1,1 million d’habitants de la bande de Gaza sont encagés dans une langue de terre de 360 km2 depuis dix ans, frappés de l’interdiction d’en sortir librement et fréquemment. Et donc, ce qui se passe aujourd’hui dans l’ensemble des territoires occupés est une « émulation », une multiplication de ce que les habitants de la bande de Gaza connaissent déjà depuis des années. Du point de vue israélien, cette politique dite de « bouclage » ne revêt qu’un changement d’ordre quantitatif, et non qualitatif.

La sous-estimation du bouclage

Cependant, ce bouclage qui apparaît clairement aujourd’hui et qui, depuis quelques années, suscite une relative inquiétude et une certaine réprobation (sans qu’on y mette fin pour autant), celle-la même qui a pris racine dans la bande de Gaza donc, a été complètement négligée et sous-estimée par toutes les parties concernées : les élites palestiniennes, l’intelligentsia, les partis politiques, l’Autorité palestinienne, les partisans de la paix israéliens, les groupes pro-palestiniens à l’étranger, les militants palestiniens de la diaspora… Tout au plus a-t-on entendu, de temps à autre, faire référence à ses répercussions économiques – quand cette politique de bouclage imposait bien plus que strangulation et paralysie économiques.

La longévité et la persistance de cette politique israélienne de bouclage posent deux questions essentielles : dans quelle mesure les responsables politiques israéliens au pouvoir dans les années 80 ont-ils prémédité, prévu et programmé cette politique ; et pourquoi la politique de bouclage a-t-elle suscité si peu – si toutefois elle en a jamais suscité – de résistance ?

Parler de résistance à la domination et aux moyens que cette domination met en œuvre est un sujet de débat épineux. En attirant l’attention sur « l’assujetti », on prend toujours le risque de décharger le pouvoir de ses responsabilités et d’estomper sa culpabilité d’exploiteur et d’oppresseur. D’un autre côté, n’importe quel pouvoir (et avec lui ses protagonistes) n’a intérêt à changer l’état des choses, tant que la résistance ne l’y contraint pas. C’est le dominé qui initie les changements. Ces derniers temps, le processus de changement se résume à un dialogue féroce, souvent violent et frustrant, entre la créativité, la force acquise dans un mouvement d’espoir du dominé – de l’opprimé – et les ressources matérielles, les réserves de ruses et les éventuelles faiblesses encourageantes du dominant – de l’oppresseur.

Le « bouclage » (« seger » en hébreu, « ighlaq » en arabe), tel qu’il s’est développé durant ces dix dernières années dans les territoires occupés palestiniens, signifie pour tout habitant de ces territoires la privation de ses droits de libre circulation. Concrètement, c’est un système de laisser-passer qu’Israël a introduit, début 1991, pendant la guerre du Golfe, et n’a cessé d’affiner depuis. A l’intérieur d’un même territoire, les Palestiniens ont besoin de permis spéciaux pour se déplacer quand les citoyens israéliens peuvent circuler librement.

A la veille de la guerre du Golfe, un décret militaire israélien en a annulé un autre (remontant au début des années 70 en Cisjordanie, et au milieu des années 80 dans la bande de Gaza) qui accordait à tout habitant installé en Palestine un « permis général d’entrée » en Israël. Bien que ce décret soit entré plus tard en vigueur dans la bande de Gaza, en pratique et de facto, ses habitants jouissaient d’une égale liberté de circulation. En somme, dans « le pays » qui s’étendait du Jourdain à la mer Méditerranée, les Palestiniens et les Israéliens avaient le droit à la même liberté de mouvement sur le même territoire. Cette liberté de mouvement n’a pas été accordée au nom de l’égalité. Tandis que les Juifs ont eu le droit de s’installer dans les territoires occupés de 1967, les Palestiniens ne pouvaient pas en faire autant. C’était là une des mesures tacticiennes de Moshé Dayan que de chercher à intégrer à Israël, économiquement, les territoires occupés ; il y voyait un moyen de modérer les aspirations nationalistes et de saper à la longue toute possibilité de créer un Etat indépendant palestinien. Cela étant, cette liberté de mouvement a énormément compté pour chaque individu – d’un point de vue économique comme d’un point de vue social. Et, rétrospectivement, elle s’est révélée extrêmement précieuse pour les trois communautés palestiniennes séparées vivant en Cisjordanie, dans la bande de Gaza ou en Israël proprement dit ; elles ont ainsi pu ré-établir des contacts directs faciles et reconsolider leur identité nationale et culturelle (malgré les différences). Naturellement, cette règle de la libre circulation a eu ses exceptions : suivant les époques et selon des procédures bureaucratiques différentes, les suspects se sont vus interdits de circuler librement. Même chose pour les criminels de droit commun, à moins qu’ils ne deviennent des collaborateurs. Mais ces cas restaient des exceptions au regard d’une loi – que les autorités israéliennes respectaient – qui accordait à tous les Palestiniens le droit de circuler librement. Même pendant les attaques palestiniennes visant des civils israéliens en Israël, personne ne songea à demander de fermer les entrées d’Israël. Les « exceptions » ne se sont multipliées qu’avec le déclenchement de la première Intifada et l’introduction de la carte magnétique dans la bande de Gaza : une seconde carte d’identité qui a permis d’intensifier les contrôles des résidents palestiniens et de leur extorquer officiellement encore de l’argent – cette carte, renouvelable tous les ans, n’était délivrée qu’aux Palestiniens « kosher », porteur d’aucune menace pour la sécurité du pays ; et en Cisjordanie une carte verte (par opposition à la « carte orange kosher »), délivrée aux « cas suspects » (ex-prisonniers ou militants). Cette carte verte signifiait qu’ils n’avaient pas le droit de passer la « ligne verte ». Tous les autres, c’est-à-dire encore la majorité, pouvaient continuer de jouir de leur droit de libre circulation dans l’ensemble du pays – tout comme les Israéliens.

En 1991, on inversa la vapeur. Dorénavant, ce droit allait être retiré à tous les Palestiniens, hormis à ceux qui entraient dans certaines catégories – tels que les ouvriers, les commerçants, les malades, les collaborateurs et les personnalités palestiniennes importantes. Et c’est la règle qui prévaut depuis, bien que les pratiques aient changé, aient été modifiées, se soient assouplies puis rigidifiées avec le temps.

Les laissez-passer

C’est Israël qui dicte les règles, les besoins ; qui définit les catégories de chanceux qui pourront obtenir les laissez-passer, leur nombre et leur nature. La restriction s’est d’abord appliquée essentiellement à l’entrée en Israël – les déplacements entre la Cisjordanie et la bande de Gaza étant davantage tolérés. Puis les voyages entre les deux sont devenus de plus en plus difficiles, jusqu’à atteindre des sommets aujourd’hui (avec la seconde Intifada) où les Palestiniens n’ont plus le droit, et sont littéralement empêchés, de quitter leur village ou leur ville pour aller dans la localité voisine.

De 1991 à mars 1993, les prescriptions sont restées vagues. On pouvait encore, assez facilement, circuler et même entrer ou sortir discrètement de la bande de Gaza. On n’a compris la sévérité des nouvelles mesures qu’après que la police israélienne eut commencé à rechercher et pourchasser sans relâche les « agents infiltrés », les eut emprisonnés, et que les tribunaux militaires les eurent condamnés à de lourdes amendes. En mars 1993, une autre « nouveauté » est introduite : Jérusalem-Est est ré-annexée de manière plus marquée qu’en 1967 : elle est incluse de facto dans les territoires israéliens fermés aux Palestiniens. Le capital culturel, religieux, institutionnel, économique et commercial palestinien a été encerclé depuis par des mesures et des règlements bureaucratiques encore plus nombreux qui ont interdit, régulé et espacé son accès aux Palestiniens – d’abord les hommes de moins de 40 ans ont eu besoin d’un permis, puis les femmes aussi, et enfin tout le monde quel que soit l’âge. Les deux premières années de bouclage ont décimé le nombre de travailleurs palestiniens en Israël, portant une série de coups économiques en chaîne aux ménages et à la communauté tout entière. Les séjours en Israël, les visites, les courses et toutes les autres activités humaines normales de ce genre sont devenues impossibles.

Depuis l’instauration de l’Autorité palestinienne, un appareil bureaucratico-militaire s’est développé et affiné, en collaboration étroite avec l’administration israélienne du Shin Bet. Les employés palestiniens, en bons intermédiaires, transmettent les autorisations à leurs frères palestiniens ou leur délivre les réponses négatives – parfois implorant la clémence, parfois se faisant inaccessibles, probablement embarrassés par leur propre impuissance.

Le système des laissez-passer a transformé un droit universel de base en un privilège, un avantage particulier, une faveur accordée à une minorité, à des individus. Mais plutôt qu’un privilège, c’est davantage des bribes de privilège que l’on octroie au plus petit nombre : quelques laissez-passer autorisant à dormir une nuit en Israël, d’autres exigeant le retour avant la tombée de la nuit, certains donnant à leur bénéficiaire le droit d’utiliser une voiture de tourisme, de laisser leur véhicule sur un parking à l’extérieur de la bande de Gaza, d’autres encore autorisant à utiliser une voiture de tourisme depuis le domicile. Parfois mille commerçants obtiennent ainsi un laissez-passer valable pour un secteur et durant un mois ; parfois trois cents, seulement. Certains peuvent se rendre en Israël et en Cisjordanie, d’autres uniquement en Cisjordanie ; certains ont des permis d’un mois, d’autres de deux jours. La main qui donne est la même que celle qui confisque. Et toute une société est ainsi stratifiée et fragmentée suivant des degrés d’accessibilité ou d’inaccessibilité au « privilège de circuler librement ». La consolidation du système de laissez-passer israélien s’est faite pendant la décennie du « processus de paix » et coïncide avec les discussions pour la paix, qui ont démarré avec la Conférence de Madrid et se sont poursuivies avec les négociations et les accords d’Oslo.

Une double fragmentation

Ce sous-cloisonnement social, induit par la limitation de circuler librement, s’est donc associé à la vieille fragmentation territoriale menée par Israël depuis 1967, c’est-à-dire à l’implantation des colonies juives comme autant d’enclaves et de satellites israéliens dans les territoires occupés. Le processus de fragmentation territoriale s’est intensifié pendant la « décennie de la paix » – avec la construction d’un énorme réseau, toujours plus grand, de routes de contournement dans les territoires occupés – reliant les colonies juives entre elles et à Israël proprement dit ; contournant les localités palestiniennes, coupant les villages palestiniens les uns des autres, les coupant des villes, de leurs champs et de leurs vergers. Ce processus s’est accompagné d’un nombre incalculable d’expropriations de terres agricoles et de terrains à bâtir pour les Palestiniens. Pendant ces années-là, le nombre de colons a considérablement augmenté et de nombreuses colonies ont étendu leur superficie.

Naturellement, l’intensification des implantations de colonies n’a pas été avalisée par les accords d’Oslo. Les Palestiniens l’ont, d’ailleurs, toujours interprétée comme contraire à la fameuse clause qui interdisait tout changement dans le statu quo. Israël a continué à construire. Et pourtant l’extension du réseau des routes de contournement a reçu l’aval de Yasser Arafat, a-t-on appris du Fath. Les responsables de l’Autorité palestinienne passent outre les réclamations populaires et soutiennent que le futur Etat bénéficiera, un jour, de ces routes. Cela dit, une autre forme de fragmentation a été bi-latéralement consacrée par les accords de Taba, complétés en septembre 1995 et enfin signés à Washington. Il s’agit du découpage de la Cisjordanie en trois zones. A : sous le contrôle civil et de sécurité (limitée) des Palestiniens. B : sous contrôle mixte, les Palestiniens responsables civils, les Israéliens responsables de la sécurité. C : sous contrôle exclusif militaire, policier et administratif israélien. La prétendue logique de la chose voulait qu’en contrepartie d’une sécurité accrue et de preuves de calme (lutte antiterroriste et prévention contre la violence envers les Israéliens), davantage de territoires soient reclassés et transférés sous contrôle sécuritaire et administratif « exclusif » de l’Autorité palestinienne.

La Cisjordanie (et avant elle, la bande de Gaza) est devenue une effroyable mosaïque de territoires, classées d’après la nature de leur contrôle de sécurité. La zone A qui incluait, au départ, toutes les grandes villes, aurait dû – comme l’ont promis les responsables de l’Autorité palestinienne – s’étoffer et couvrir « l’essentiel » de la Cisjordanie, à l’exception des zones bâties des colonies et des installations militaires (comme le stipulait vaguement les accords). A certaines époques, le chiffre de 97 % fut avancé ; à d’autres, moins. Les zones A et B abritaient certainement la grande majorité de la population palestinienne – dispensant ainsi Israël de ses responsabilités légales de puissance occupante pour ce qui est de maintenir et sauvegarder le bien-être des populations occupées. Or, en septembre 2000, la zone C (les terres potentiellement cultivables et exploitables) représentait 60 % de la Cisjordanie ; la zone A, 18 % ; et la zone B, le reste, tandis que plus de 20 % de l’étroite bande de gaza était réservé à l’armée israélienne et aux colons.

A bien y regarder, la particularité révélatrice de ce découpage en zones n’est pas sa délimitation du contrôle de sécurité (que l’Autorité palestinienne a fièrement présenté comme une réussite), mais sa délimitation du contrôle civil. La deuxième Intifada montre, chaque jour, à quel point la zone A ne présente en rien les qualités d’un pare-chocs contre les attaques et les intrusions israéliennes. En revanche, le fait que l’essentiel de la population palestinienne vive sous la responsabilité civile et administrative de l’Autorité palestinienne dans les enclaves A et B séparées l’une de l’autre par un océan de terres en zone C, de blocs de béton et de chars permet à l’Etat hébreu d’écarter du revers de la main toute obligation envers la population civile. Les sinistres répercussions (pas seulement économiques) de cette forme de fragmentation liée à la limitation de circulation ne préoccupent nullement Israël.

Avant la deuxième Intifada, la double fragmentation (territoriale et limitation de circuler) a d’abord durement affecté les relations entre la bande de Gaza et la Cisjordanie. En Cisjordanie, les deux fragmentations coïncidaient, douloureusement, surtout dans les secteurs voisins des colonies : les gens avaient besoin de toutes sortes de permis et d’autorisations spéciales pour se rendre dans leurs champs ou leurs vergers. Progressivement, ils ont été de plus en plus dissuadés de continuer : un chien menaçant, un impitoyable agent de sécurité de la colonie, un chemin agricole bloquée, une plantation d’oliviers brûlée. Mais avec le déclenchement de l’actuel soulèvement, la simplicité du découpage en zones (cumulé avec le réseau de routes qui contournent les localités palestiniennes) est apparue dans toute sa splendeur. Deux ou trois blocs de béton, un fossé profond et quelques pierres autour avec un Israélien, armé, posté à distance suffisaient à paralyser des centaines de villages et une demi-douzaine de grosses villes, à affaiblir une économie entière et perturber toute la vie sociale.

Aujourd’hui, il faut des permis spéciaux pour entrer dans certaines villes déclarées « très fermées » – « couronnées » est l’euphémisme israélien. Les médecins, les commerçants, les malades peuvent obtenir ces permis. Pas les autres. Jusqu’ici, la position officielle et individuelle palestinienne est de rejeter le principe du permis et, en cas d’urgence, de tenter d’accéder sans autorisation aux villes « très fermées » en passant par les routes boueuses et accidentées, par les champs et les vergers – courant ainsi toujours le risque de se faire repérer et tirer dessus « en qualité de suspect ».

Même quand une ville palestinienne n’est pas interdite d’accès, le trajet pour y parvenir est devenu une véritable odyssée – puisque les principaux axes sont fermés à la circulation des Palestiniens. Pour eux, les colonies, et les routes qui y mènent, ont toujours matérialisé le vol de leurs terres. Mais on accorde trop peu d’attention, voire aucune, à un des autres gros vols israéliens de ses dix dernières années surtout : je veux parler de celui du temps, une conséquence, un effet secondaire indésirable de la politique de bouclage. La double fragmentation – territoriale et limitation de circulation – implique deux genres de vols : celui de la terre et celui du temps.

Avec la politique de bouclage « normale », introduite en 1991 et qui affectait surtout les habitants de la bande de Gaza, déjà le vol de temps était manifeste. L’obtention (jamais assurée) d’un laissez-passer se traduisait par d’énormes pertes de temps. Du temps perdu entre le dépôt des demandes les plus élémentaires (pour aller étudier dans une université cisjordanienne, rendre visite à de la famille, chercher un nouvel emploi, suivre un cours, voir un dermatologue, etc.) et l’obtention d’une réponse. Du temps perdu à faire la queue dans les bureaux de l’Autorité palestinienne qui délivrait, ou pas, la réponse israélienne. Du temps perdu à remplir des formulaires et à rassembler les documents à fournir. Du temps passé à téléphoner deux fois par jour pour savoir si l’autorisation était enfin arrivée, pour chercher à savoir quelle personnalité, assez influente pour toucher le cœur des Israéliens, on allait pouvoir approcher.

Un vol de plus : celui du temps

Le temps est un des principaux moyens de production dans la vie de tout homme. Dans son travail et ses loisirs, dans ses jeux et sa vie de famille, dans ses études et dans l’oisiveté. Pour l’individu comme pour la communauté, c’est une composante de base de sa capacité à se développer, prospérer, changer, se divertir. En posant de plus en plus d’entrave à la libre circulation durant les dix dernières années du XXe siècle et en ce début du XXIe, Israël a considérablement saboté le libre usage de ce moyen de production.

Dès 1991 et encore plus depuis 1994, tous les Gazaouites – et plus tard, la plupart des Cisjordaniens – ont découvert qu’ils n’avaient plus le droit de faire de projets : impossible de savoir si on allait leur donner l’autorisation d’aller assister à une réunion à Gaza ou en Cisjordanie, d’aller voir un petit-fils qui vient de naître, des amis. Israël contrôle même le droit des Gazaouites de déménager et d’aller s’installer en Cisjordanie, et s’oppose souvent à ce que l’Autorité palestinienne leur délivre de nouveaux papiers d’identité. Les gens ont perdu toute possibilité d’agir spontanément. Et la spontanéité est un droit de l’homme au même titre que le droit de voyager ou de se nourrir. Depuis dix ans déjà, les gens ne peuvent plus décider sur un coup de tête d’aller, disons, voir le soleil se lever sur le désert ou faire un tour à la nouvelle librairie qui vient d’ouvrir à Ramallah. En perdant leur capacité à se projeter ou à exercer leur spontanéité, en étant globalement dépendants de la pitié, des humeurs et du bon vouloir israélien, les gens sont devenus de plus en plus réticents à exercer leur droit de circuler et ont perdu toute envie ou énergie d’essayer de sortir de leur cage. Ils ont dû accepter que leur horizon rétréci dicte et donne la couleur à leur vie quotidienne sociale, spirituelle, économique et culturelle.

Ensemble, le temps et le territoire constituent notre « place » dans le monde : quelque chose dont nous avons besoin comme d’une substance pour des raisons concrètes et dans nos activités ; quelque chose dont nous avons besoin d’un point de vue spirituel. Autrement dit : L’espace, en ce qu’il a de concret et aussi en tant que sensation et composante essentielle du bien-être, a été confisqué aux Palestiniens – aux individus comme à la communauté.

Le degré d’absurdité est atteint depuis octobre 2000 : des étudiants ne peuvent plus aller à l’université, des malades et des femmes enceintes sont retenus aux barrages routiers, des techniciens municipaux ont besoin d’une autorisation israélienne pour réparer une canalisation qui fuit dans les faubourgs de la ville, les bureaux des administrations fonctionnent avec la moitié de leurs effectifs, les camions citernes transportant de l’eau n’ont pas le droit d’entrer dans les villages, le prix des trajets a triplé parce qu’on est obligé de changer de transport collectif tous les 20 km et les gens passent plusieurs heures d’affilée à attendre, retenus à des barrages routiers. Les marchandises mettent moins de temps entre le port d’Ashdod et la Chine qu’entre Ashdod et Naplouse. Outre ces spoliations d’espace et de temps, il y aussi les longs mois de couvre-feu qu’on impose à certains villages et quartiers limitrophes des colonies juives. Un cas notoire : au cœur de la ville d’Hébron, 20 000 Palestiniens sont assignés à résidence depuis le début des soulèvements afin que la sécurité de quelque 500 habitants juifs soit assurée.

Au cours de ces dix dernières années, et assurément depuis le début des soulèvements, les Palestiniens ont trouvé des moyens de défier cette politique de bouclage. Du reste, ils semblent disposer d’une inépuisable endurance pour supporter ces mesures et ils mettent en œuvre un incroyable arsenal d’inventions pour contourner les barrières, les barrages routiers, contrarier les soldats et arriver à se rendre au travail, à l’école ou à rejoindre leur maison ou leur famille.

Dans la bande de Gaza, pendant les « années Oslo », les fausses cartes d’identité étaient couramment fabriquées, les permis de travail achetés, certains se collaient à l’arrière des camionnettes ou se cachaient dans les camions de pommes de terre pour entrer en Israël et chercher du travail ; d’autres allaient au Caire et de là prenaient l’avion pour Amman pour ensuite rejoindre leur université cisjordanienne. Mais c’était avant que les Israéliens ne limitent les entrées des Gazaouites par le pont Allenby, avant qu’ils ne s’aperçoivent que les kamikazes passaient par là eux aussi et qu’ils ne resserrent l’étau. Et quand, pour finir, les gens se sont retrouvés complètement incapables de bouger, ils en sont venus à suivre leurs cours par l’Internet et à davantage développer leur vie familiale et sociale au sein de leur localité. Ici et là, on a vu la tension permanente exploser parfois et s’exprimer par de violents accrochages, mais le plus souvent ce sont les blagues et l’humour noir qui l’emportaient. « Il faut être mourant pour quitter Gaza », entendait- on dire, ou encore : « Je n’essaie même pas d’aller voir ailleurs ce qui s’y passe, j’ai trop peur de comprendre ce qui me manque ici. »

Aujourd’hui, avec l’Intifada, les Gazaouites font des kilomètres à pied le long de la plage – au risque permanent de se faire tirer dessus – parce que la grande route est momentanément coupée aux Palestiniens par l’armée et l’implantation de colonies ; de leur côté, les Cisjordaniens grimpent les montagnes à dos d’âne et empruntent des chemins aussi boueux que caillouteux – au risque de se faire tirer dessus en permanence. Ils marchent dans l’ombre des chars, ces monstres de métal qui braquent leur canon avec arrogance sur les villageois qui reviennent du marché, chargés de paquets. Après Oslo, le bouclage était synonyme d’asphyxie. Avec les soulèvements, le bouclage est aussi devenu synonyme de peur physique et de nécessité de surmonter cette peur.

Un exemple : 19 février 2002, un check-point important au sud de Ramallah fermé hermétiquement – après qu’un activiste palestinien eut tué six soldats israéliens sur un autre barrage routier à l’ouest de Ramallah. Des centaines de gens, près du camp de réfugiés de Kalandia, regardent la voie vide : aucune voiture ni aucun piéton ne passe. Un enfant vient de mourir, touché par une balle d’acier enrobé de caoutchouc. Une femme déterminée, portant un sac, s’approche des soldats armés et cuirassés. Les tirs en l’air ne la découragent pas. Elle continue d’avancer. Une autre série de tirs en l’air rend les gens nerveux. Elle s’arrête une seconde. Puis se remet à marcher et s’approche encore. Elle est maintenant à 50 mètres des soldats, une balle frappe le sol, juste à côté d’elle. Un petit nuage de fumée s’élève. Elle s’arrête – mais sa détermination fait descendre un soldat de sa jeep. Il lui crie quelque chose, elle lui crie une réponse. Il s’approche, elle pose ses sacs par terre et s’avance un peu plus. Ils échangent quelques mots. Et il la laisse passer.

Des millions d’exemples de ce type témoignent de l’ampleur du phénoménal refus de s’incliner. C’est une manifestation renversante du ressort d’un peuple ; et la seule raison qui empêche de parler de « résistance » est qu’elle n’est pas organisée. C’est une décision personnelle et un comportement individuel adoptés par toute une communauté, ça ne fait pas partie d’une stratégie centralisée et intentionnelle visant à défier les ordres et les options des Israéliens pour forcer ceux-ci à en changer. Le caractère collectif de cette attitude individuelle de défi est plus visible aujourd’hui qu’il ne l’était durant les « années Oslo » pour la simple raison que le bouclage est devenu plus visible, plus concret. Le bouclage, ce n’est pas seulement les nébuleux méandres bureaucratiques qui s’opposent à la délivrance d’un laissez-passer. Le bouclage fait maintenant partie de la géographie humaine et physique de chaque Palestinien.

L’absence de stratégie du défi – aujourd’hui comme dans les « années Oslo » – peut être attribuée, du moins partiellement, au manque de tentatives sérieuses et connues (de la part de figures intellectuelles ou politiques palestiniennes) de conceptualiser la politique de bouclage israélienne. Une fois qu’Israël aura décidé de lever un certain nombre de barrages intérieurs (comme le suggèrent certains cercles militaires suite aux attaques meurtrières répétées des activistes palestiniens fin février et à l’importante campagne des réservistes israéliens qui refusent de servir dans les territoires occupés, une campagne qui a permis d’attirer l’attention sur l’inhumanité de ces barrages de contrôle), il est à craindre qu’on ne néglige, une fois de plus, la politique globale de bouclage et de contrôle sur la liberté de circuler des Palestiniens.

La politique de colonisation israélienne n’a échappé à l’attention de personne. A aucun moment. De nombreuses campagnes de protestation se sont d’ailleurs élevées, même pendant les « années Oslo » durant lesquelles les responsables politiques palestiniens ont montré un certain laisser-faire à l’égard des implantations de colonies. La politique de refus de reconnaître aux Palestiniens le droit de résidence à Jérusalem a été détectée relativement tôt, dès 1996 ; elle a été défiée et rejetée par les Palestiniens, les ONG internationales et israéliennes, et enfin partiellement par les responsables palestiniens. La politique de démolition de maisons en Cisjordanie et à Jérusalem s’est aussi heurtée aux campagnes israélo-palestiniennes qui s’y opposaient – s’en trouvant quelque peu réfrénée et plus conciliante (avant le soulèvement).

A la différence de la terre – qui peut être restituée, remplacée ou réhabilitée – le temps est perdu à jamais. Le bénéfice personnel et collectif de disposer d’espace est gommé si l’on n’en jouit pas dans le temps. Comment se fait-il alors qu’on ait accordé si peu d’attention à ce vol majeur ? Comment se fait-il que les ONG et des forces telles que le Fath ne l’aient jamais pointé ?

Radiographie du bouclage

Voici quelques réponses, qui éclairent aussi la nature de cette politique israélienne.

1. Depuis 1991, le bouclage a été présenté, avec succès, comme une mesure de sécurité ad hoc en réponse aux attaques terroristes ou comme une mesure préventive. Chaque resserrement du bouclage a ainsi été présenté, et généralement effectué après une attaque meurtrière ou la (soi-disant ?) mise en évidence de la responsabilité de quelques prétendus terroristes… De sorte qu’en Israël, en Palestine et à l’étranger, l’impression que le bouclage est une mesure temporaire qui sera bientôt levée prévaut. Une telle approche repousse et compromet la possible conceptualisation du bouclage. La plupart des observateurs oublient que la suppression du « permis d’entrée » en Israël, en janvier 1991, remonte bien avant que quelqu’un ait songé qu’un jour le Hamas mettrait au point sa tactique des attentats-suicides dans les bus et les lieux publics en Israël. On a aussi tendance à oublier que les activistes de l’OLP ont visé des citoyens israéliens et posé des bombes dans les villes israéliennes dès les années 70 et qu’à l’époque personne ne remettait en question le droit pour tout Palestinien, avec sa propre voiture, d’entrer en Israël.

2. Dans les « années Oslo », à l’époque où les ouvriers, les hommes d’affaires et les membres de l’Autorité palestinienne avaient des laissez-passer pour entrer et sortir, on disait couramment : « Le bouclage est levé ». Tout le monde le disait, pas seulement les journalistes et les hommes politiques israéliens, les Palestiniens aussi. Dans ces année-là, le bouclage était considéré comme une mesure économique et sa levée, bien plus encore. Ainsi, dès que la main-d’œuvre recommençait un temps soit peu à circuler et les salaires à tomber, que l’on voyait les gens passer l’énorme barrage de contrôle au nord de Gaza, les artisans étrangers et palestiniens de la « construction de la paix et de l’économie de la paix » exprimaient une certaine satisfaction, voire de la gratitude et de l’optimisme. L’essentiel de ceux qui ne pouvaient pas quitter leur territoire parce qu’ils n’avaient pas de travail ni d’affaires à régler en Israël, ceux-là – certains officiels, journalistes et diplomates qui ont accès aux médias – étaient coincés dans l’angle aveugle des interprètes qui écrivent la version officielle de la réalité.

3. Le bouclage – dans ses moutures pré-Intifada – était une épreuve collective mais différemment traversée par les individus. Demander une autorisation, attendre, ne pas l’obtenir, avoir un permis de deux jours quand on a besoin de suivre une formation de six mois, se sentir étouffer, mourir d’envie d’aller voir la mer, ressentir un immense besoin de revoir les siens, faire une croix sur tout projet de voyage – tout ça, et plus encore, sont des expériences communes, partagées par un peuple entier, mais que chacun a traversé individuellement. L’individu contre la Restriction. L’individu contre l’Occupation, seul et isolé – comme si c’était une affaire personnelle, un manque de chance personnel. Dans sa forme de système restrictif de laissez-passer, l’occupation avait trois millions de facettes. Les gens ont arrêté de voir la question en terme d’interdiction globale. Ils ont souvent interprété l’impossibilité d’obtenir une autorisation comme un problème fortuit : un employé mal luné, des jours fériés israéliens, de longues files d’attente. Plusieurs fois j’ai entendu des amis dont la demande venait d’être rejetée, sincèrement surpris, réagir : « Mais je n’ai rien fait » (sous-entendu : je ne suis pas engagé dans la lutte armée). Ou : « Mais il y a longtemps que j’ai fait de la prison », reprenant à son compte un vague prétexte donné par un chargé de relations publiques israélien, alors qu’il avait purgé sa peine, que ce n’était pas un fait retenu contre d’autres prévenus et que nous étions en plein « processus de paix » – sensé tirer un trait sur le passé.

4. La restriction étant vécue individuellement, chacun s’est efforcé de s’en arranger à sa manière. Beaucoup ont eu recours au « wasta » (piston), et notamment à celui des fonctionnaires haut placés des bureaux de la sécurité palestinienne – tristement réputés pour leurs relations amicales avec leurs homologues israéliens ; d’autres ont bénéficié de l’influence de relations ou d’amis israéliens. Rares sont ceux qui ont eu la chance d’être en contact avec des organisations internationales susceptibles d’intervenir en leur faveur, surtout pour se déplacer à l’étranger. Certains ont su trouver le bon contact qui a pu les aider, moyennant un bakchich (partagé entre Israéliens et Palestiniens). Beaucoup ont réussi à acheter des faux laissez-passer au prix fort. Les infiltrations en provenance de la bande de Gaza ont diminué progressivement avec l’installation des clôtures électroniques tout autour. Les modifications apportées aux cartes d’identité magnétiques ont compliqué la falsification des documents. L’« infiltration » en provenance de la Cisjordanie n’a jamais été vraiment nécessaire : la « frontière » a toujours été grande ouverte. Les même collines, les même champs, il y a même des quartiers qui d’un côté sont cisjordaniens et de l’autre, israéliens – et rien, entre les deux, pour indiquer la différence administrative. Le « seul » risque pour les Cisjordaniens était de se faire épingler, condamner à une lourde amende et maltraiter par les policiers israéliens. Tout ça pour un tout petit salaire puisque les employeurs ont profité de la terrible situation de ces travailleurs « sans papiers ». Et pour finir, plus nombreux encore sont ceux qui ont abandonné tout espoir d’aller au-delà de la limite et de faire plus de 60 km. Ainsi, vu de l’extérieur, le bouclage est-il devenu un phénomène abstrait.

5. Peu à peu, les déplacements pour des causes autres que médicales ou professionnelles (eux-mêmes déjà fortement réduits par des interdictions et dispositifs ad hoc) ont pris des allures de « luxe » pour lesquels il semblait honteux de se battre.

6. Le bouclage (perçu comme une épreuve personnelle) et l’autorisation de circuler (perçue comme un coup de chance personnel) ont rendu l’idée de protestation collective absurde. Chaque « privilégié », dont le gagne-pain et le bien-être de la famille dépendaient d’une telle autorisation, a renoncé à risquer de perdre ses revenus en se joignant à d’autres dans un éventuel mouvement de protestation. Un mouvement organisé de protestation politique ne garantit aucun succès – à la différence d’un bon contact avec un agent de la sécurité

7. Le bouclage et le refus de s’y soumettre exigent énormément de temps mais aussi d’énergie. Des centaines de milliers de personnes sont engagées depuis dix-huit mois déjà dans la périlleuse entreprise d’atteindre un lieu à temps – dans la boue et sous la pluie, en plein soleil, à monter puis descendre les montagnes, à bout de souffle, les jambes qui n’en peuvent plus, le temps qui passe, le canon du char qui pointe, le bébé qui commence à pleurer, une vieille dame qui a besoin d’aide, la poussière plein les yeux. Que dit ce soldat en hébreu ? Il crie, il fait signe de la main. Quelqu’un a crié ? Oui, c’est le soldat qui crie. Où se cacher ? Nulle part. C’est ici que quelqu’un s’est fait tuer la semaine dernière ? Ce qui aujourd’hui saute aux yeux – ces centaines de barrages sur les routes cisjordaniennes – était moins perceptible dans les « années Oslo ». Cependant, les faits étaient déjà là : la nécessité d’implorer, l’idée d’être rejeté, la colère, plusieurs démarches auprès du bureau de liaison palestinien où l’on croise des centaines de gens aux histoires incroyables que personne n’écoute, les entrevues avec un responsable israélien qui vous suggère : « Aidez-nous, nous vous aiderons » (sous-entendu : « Devenez un collaborateur »). Dans les bureaux palestiniens, publics comme privés, les plus grands esprits se sont employés, jour et nuit, à trouver des moyens de se procurer une autorisation de circuler librement – non sans puiser dans le potentiel de créativité de chacun, une créativité qui aurait pu se mettre au service d’une conceptualisation et d’un refus des dispositifs retors d’occupation. La créativité individuelle et la créativité des structures ont été grandement atteintes.

8. Dans le courant de l’été 1994, j’ai demandé à un jeune officier de l’armée israélienne comment il se faisait que le « processus de paix » n’apportât aucun changement dans le système des laissez-passer et comment il se faisait qu’en signe de bonne volonté et de début de confiance dans « la marche vers la paix », les femmes et les personnes âgées, disons, n’obtenaient pas un laissez-passer « open » d’un an les autorisant à sortir de la bande de Gaza. Le plus franchement du monde, il m’a répondu : « Mais elles n’ont aucune raison de sortir. » Malheureusement, ce raisonnement semble aussi s’être imposé chez les Palestiniens.

Durant les « années Oslo », le bouclage a eu une coloration de classe : l’élite économique, sociale et intellectuelle a toujours réussi à sortir des territoires et à obtenir des autorisations. Cette partie de la population a le plus souvent été épargnée par les sentiments de pression permanente, l’impression d’enfermement et d’étouffement. Le système israélien des laissez-passer était tel que plus on était haut placé dans la hiérarchie sociale, plus on accédait à une part importante du « privilège de circuler ». Les accords d’Oslo le stipulaient clairement en définissant les différentes catégories de VIP : les responsables de l’Autorité palestinienne et de l’OLP se sont ainsi vus accorder le privilège d’entrer et de sortir librement de Cisjordanie et de la bande de Gaza pour se rendre en Egypte et en Jordanie. Comme me l’a expliqué un responsable israélien, ce privilège a vite été étendu, à la demande de l’Autorité palestinienne, au droit d’entrer en Israël et de circuler entre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Les VIP étaient répartis en trois catégories de privilèges décroissants. Les VIP n’étaient pas fouillés, pouvaient passer en voiture sans arrangements préalables et voyager accompagnés de leur famille et de toute autre escorte. Les VIP-II étaient moins privilégiés et les VIP-III, encore moins. Le désir de se déplacer librement – c’est-à-dire de sortir librement de la bande de Gaza pour aller en Israël et en Cisjordanie, et vice versa – était si grand que même les anciens militants de base, à présent élus représentants au Conseil législatif palestinien, ont accepté d’être classés dans la catégorie VIP-II et n’ont pas éprouvé le besoin de sécuriser leur liberté de mouvement par un procédé moins paternaliste et colonisateur.

Pourtant, mettant en avant des abus, les responsables israéliens ont fait en sorte que ces privilèges s’émoussent peu à peu. Naturellement, les membres du Conseil législatif palestinien (VIP-II) transportaient dans leur véhicule des Gazaouites, étudiants en Cisjordanie. La pratique était courante. Arguant qu’un activiste du Hamas était ainsi passé en fraude, les Israéliens ont brusquement durci leur position. C’était durant l’été 1996, les négociations politiques étaient au point mort. Cela dit, jusqu’à l’actuelle Intifada, les membres de l’Autorité palestinienne, certains responsables de l’OLP et leur entourage ont continué à jouir d’une liberté de circuler quasi « normale ». Plus on était proche d’un responsable de la sécurité palestinienne et plus ont avait de chances de détenir une autorisation « illimitée ».

9. Il ne peut y avoir de mise en place d’un mouvement de protestation sans avant-garde politique et intellectuelle. Une avant-garde peut endosser la responsabilité d’exprimer un besoin commun à l’ensemble d’une communauté. Une avant-garde peut se lancer dans l’interprétation prudente d’une situation. Dans les « années Oslo », pour les raisons que nous venons de mentionner, aucune avant-garde n’a pu s’engager dans une conceptualisation du bouclage ni l’interpréter comme un moyen intelligent de contrôle et une volonté politique ; pas plus qu’estimer le désastreux impact qu’il allait avoir sur le bien-être de toute une population.

a. L’Autorité palestinienne. On peut dire qu’en 1994, année du transfert des pouvoirs, la fermeture de la bande de Gaza répondait assez bien aux besoins et aux visions de l’Autorité palestinienne et correspondait à l’expérience de l’OLP de contrôle de la population sur de petites unités de territoire. Politiquement, il est plus facile de modeler et de contrôler une population enfermée sur un petit territoire et surveillée de près. Le bouclage et la perte des emplois en Israël ont rendu une grande partie de la population directement dépendante d’emplois (mal payés) de la « fonction publique », augmentant d’autant la dette personnelle de chacun envers l’Autorité. Le recrutement dans les bureaux de la sécurité (mais aussi dans les administrations civiles) s’est substitué à la mise en place d’un système de couverture sociale, devenant le plus grand projet de création d’emplois. Nombre de ces postes insignifiants n’apportent rien ni d’un point de vue économique ni en matière de compétence. Le bouclage a facilité et accéléré la création des monopoles de l’Autorité palestinienne. Des hommes d’affaires, indépendants de longue date, se sont vus contraints d’abandonner des parts de marché et de rejoindre le monopole créé par les responsables civils et de la sécurité de l’Autorité palestinienne. Grâce au bouclage et à la surveillance des « frontières », l’Autorité a pu ainsi contrôler tous les commerçants et les sanctionner (en cas de non-respect du monopole) en leur supprimant leur autorisation de sortie (il suffisait simplement pour cela de ne pas transmettre leur demande aux Israéliens). Quand les conséquences négatives du bouclage ont commencé à se faire sentir, il était déjà trop tard.

b. Le Fath. Ce mouvement dominant, dont les représentants et les activistes sont profondément inscrits dans la communauté palestinienne, a été le premier à compter ouvertement sur les avantages du pouvoir – des avantages étroitement dépendants du paternalisme et du népotisme politique pratiqués par l’Autorité palestinienne certes, mais aussi de la bonne volonté israélienne. L’accès aux principaux « conforts » (et notamment à celui de circuler librement) a anesthésié ce qui lui restait d’esprit de contradiction et d’opposition. Cet état de fait a rapidement isolé les dirigeants locaux de la base et suscité une certaine amertume (vaine), notamment vis-à-vis des « nouveaux arrivants » de l’Autorité débarqués de Tunis et proches du pouvoir. Le malaise, loin de générer le changement, a nourri davantage d’indulgence à l’égard des avantages de la libre circulation : initiatives économiques, soirées récréatives en dehors de la cage, etc.

En 1997, je me souviens avoir demandé à de simples membres du Fath, qui se plaignaient d’être complètement coincés dans la bande Gaza : « Comment se fait-il que vous ne lanciez pas d’action qui attire l’attention du monde entier sur votre situation ? Pourquoi n’organisez-vous pas une marche de 100 000, 200 000 personnes sur la “frontière” nord de la bande de Gaza pour demander à exercer votre droit de libre circulation ? Laissez marcher en tête les huiles : les bras droits d’Arafat, Muhammad Dahlan, Amin al-Hindi pour vous assurer que personne ne soit tué… » Ces jeunes m’ont immédiatement répondu : « Les huiles ne s’y associeront jamais. »

c. Les groupes islamistes. Bien que puissants numériquement, en particulier le Hamas, ils ne pouvaient pas et ne voulaient pas s’engager dans une action qui aurait impliqué la reconnaissance des frontières de 1967. En théorie, qui d’autre que le Hamas aurait pu organiser un rassemblement de centaines de milliers de personnes et une marche sur une implantation israélienne ou un barrage de contrôle ? En 1996, après l’assassinat par Israël de Yihye Ayyash, le responsable de plusieurs attentats meurtriers contre des Israéliens, 100 000 personnes se sont rassemblées, dit-on, pour participer à ses funérailles. Mais tout mouvement de contestation contre les implantations ou le bouclage israéliens aurait indirectement consolidé une situation issue d’Oslo – l’idée d’une entité politique palestinienne confinée à l’intérieur des territoires occupés.

Le Hamas s’est engagé dans des actions de charité et de soutien social, ce qui lui permet, d’un côté, d’étendre son emprise sur la population et, de l’autre, de préparer sa lutte armée. La résistance passive vis-à-vis du pouvoir n’entre pas actuellement dans sa ligne – comme on l’a vu ces derniers jours, en Cisjordanie : rares sont les membres du Hamas qui participent aux manifestations non violentes (en direction de certains barrages israéliens) qu’organisent, de temps à autre, les ONG et les laïcs.

d. La gauche (décimée), notamment le Front populaire et démocratique de la Palestine, a consacré ce qu’il lui restait de force et d’énergie à combattre les accords d’Oslo dans leur ensemble et à dénoncer les méthodes et les façons de faire en général de l’Autorité palestinienne. Mais elle n’a pas réussi à aborder les problèmes en détail et à élaborer une stratégie d’opposition. Consciente de ses faiblesses, au sein de la société et vis-à-vis de l’Autorité (dont dépendent les salaires et budgets de nombre de ses sympathisants), très vite la gauche a perdu sa vocation d’engager de nouvelles méthodes d’opposition répondant mieux à la situation. « Vous avez tous acquis “l’état du bouclage” », me suis-je souvent plainte auprès de mes amis de gauche. « Nous sommes dans le coma », m’a expliqué l’un d’entre eux.

Les partis de gauche ont souffert de leur structure archaïque basée sur la « démocratie centralisée » où la ligne vient le plus souvent de l’étranger ,où la situation est différente. Une première tentative de campagne de résistance passive contre les implantations dans la bande de Gaza a été étouffée dans l’œuf, interdite par la police palestinienne. Depuis, les partis de gauche se sont concentrés sur des campagnes de pression pour la remise en liberté de détenus et de prisonniers politiques – ce qu’un gouvernement autoritaire naissant peut difficilement saboter. Une partie de la gauche est aussi allée rejoindre les ONG et a laissé tomber l’activité politique directe. Le Parti du peuple (ex-Parti communiste) a longtemps oscillé entre le soutien, la réserve ou l’opposition aux projets et réalisations de la Déclaration de principes. Il s’est engagé – plus que toute autre organisation – dans des actions anti-occupation très concrètes qui réclament une certaine coopération avec les activistes israéliens [du camp de la paix. NDLR]. Ils se consacrent essentiellement aux problèmes d’implantation et de confiscation des terres. Ils ont omis le bouclage, comme tout le monde. Le FPLP, en particulier en Cisjordanie, s’abstient de participer à toute action conjointe avec des Israéliens, qu’il qualifie de « normalisation ».

e. Le camp de la paix israélien. Il s’est trompé. En 1991, il a interprété le bouclage comme un retour à la « ligne verte ». Il n’a pas vu que c’était un retour unilatéral – valable seulement pour les Palestiniens, pas pour les Israéliens qui pouvaient continuer à aller s’installer dans les territoires occupés. Mais le camp de la paix a soutenu cette fausse « réflexion » jusque tard dans les « années Oslo ».

Sous le charme des espoirs de négociations ouvertes, la grande majorité des partisans israéliens de la paix a cru, dès le début des négociations d’Oslo, que désormais la route était dégagée et qu’on n’avait plus besoin d’eux. « Laissons les dirigeants marcher vers la nécessité historique, un Etat palestinien. » Le camp de la paix a préféré ne pas relever des « vétilles » telles que l’extrême restriction de circuler imposée aux Palestiniens, les méthodes coercitives de l’Autorité palestinienne destinées à étouffer toute critique, l’expansion des colonies, la construction d’énormes routes contournant les localités palestiniennes, l’éclatement des territoires palestiniens en petites enclaves. Tout cela a été perçu comme temporaire, accidentel ou amendable. Pourquoi le camp de la paix aurait-il dû se montrer plus royaliste que le roi si l’Autorité palestinienne ne bloquait pas les négociations même quand les colonies continuaient à progresser et le bouclage à étouffer son peuple ?

Les dirigeants du camp de la paix n’ont cessé de rencontrer les hauts responsables de l’Autorité palestinienne et les dirigeants de la sécurité – jamais ils ne se sont plaints du bouclage. « Comment se fait-il que vous n’ayez jamais soulevé le problème au Parlement ? » ai-je demandé en 1995 à un membre du Parti communiste israélien. « Nous l’avons fait, m’a-t-il répondu, mais Yitzhak Rabin nous a dit que si Arafat ne soulevait pas le problème, il n’y avait, à son sens, aucune raison de changer quoi que ce soit. » Depuis l’arrivée de l’Autorité palestinienne au pouvoir, je me suis donnée la peine de demander à des hommes tels que Yossi Beilin ou Yossi Sarid si, au cours de réunions, les dirigeants palestiniens et Arafat n’avaient jamais dénoncé le problème du bouclage et l’effet de strangulation. « Au contraire », m’a-t-on répondu. Et ils m’ont tous fait remarquer les « gens heureux qui allaient à la plage ». En partie à cause de la nature équivoque du bouclage, même les militants du camp de la paix qui n’ont pas été piégés par la berceuse de la « douce dynamique de deux Etats » d’Oslo n’ont pas été capables d’aborder ce problème : en 1997, un groupe d’intellectuels et d’universitaires a mené une campagne, relativement couronnée de succès, contre la « détention administrative ». Un procès et la sympathie de la presse ont vite permis de délégitimer une telle pratique. Quand j’ai posé la question des trois autres millions de « détenus administratifs », les militants israéliens et palestiniens m’ont regardée avec insistance avant d’admettre, non sans exaspération, que c’est trop compliqué. Impossible. Difficile. Aucune chance.

10. Le bouclage et l’état de siège, en ces temps de soulèvement, ne sont plus des abstractions. Mais les tentatives de s’y opposer passivement se sont révélées très risquées, mortelles même : l’armée israélienne a bien fait comprendre qu’elle ne tolérerait aucune manifestation aux alentours de ses chars, de ses véhicules blindés et de ses positions. Les soldats tirent, visent, blessent et parfois abattent. Ils visent et tirent même sur les militants étrangers solidaires qui de temps en temps visitent les territoires occupés et protestent contre l’état de siège.

La révolte a trop rapidement laissé la place aux hommes armés, aux machos excités qui tirent des balles en l’air au côté des manifestants non armés. L’occasion pour les Israéliens de « riposter », de tuer et de blesser des centaines de gens, depuis les tout premiers jours du soulèvement. Les embuscades sur les routes des territoires occupés et les attaques terroristes qui s’en prennent aux civils israéliens ont débouché, entre autres, sur le resserrement du dispositif de bouclage aux jonctions entre « le territoire israélien » et le territoire palestinien tel que le définit les accords de Taba.

Il n’y a pas d’Intifada au vrai sens du terme : la population civile ne participe pas massivement aux actions anti- occupation et à la résistance. Il y a, pourtant, un climat d’Intifada, un effet de « ressort » qui s’exprime aujourd’hui dans un comportement général face à l’état de siège – des méthodes individuelles pour le circonvenir concrètement et mentalement, et le supporter sans abdiquer. L’Intifada est donc le « ressort » de 3 millions de personnes qui réagissent à la répression israélienne d’une Intifada non existante. Tout comme dans les « années Oslo », 3 millions d’individus puisent dans leurs ressources personnelles pour défier l’occupant et faire face aux privations et aux épreuves qu’impose l’état de siège. Ce qui leur manque, c’est une force d’avant-garde centrale qui travaille consciemment à transformer un comportement individuel en stratégie collective de résistance.

Seraient-ce les effets néfastes du système des laissez-passer qui ont amené, à la fin des années 80, les responsables israéliens à adopter leur politique de bouclage ? J’en doute. A en juger par sa progression décousue, qui a certes débouché sur une réalité géographique et bureaucratique incontournable, j’aurais tendance à penser que le concept et les détails du système, avec ses « avantages » colonialistes, ne se sont développés que peu à peu dans l’esprit des dirigeants israéliens. Le manque d’attention internationale, israélienne et palestinienne a permis aux architectes des politiques israéliennes de domination de continuer à appliquer leur système et à le perfectionner.

Pourtant, à la veille de la conférence de Madrid et au début des négociations d’Oslo, cet instrument de gouvernement d’apartheid, même dans sa version embryonnaire, éclaire certains fondements des visées et des projets israéliens. Limiter l’entrée des Palestiniens en Israël proprement dit a alors été interprété comme une réponse aux inquiétudes grandissantes des Israéliens de voir « l’Intifada se déverser sur Israël ». La première Intifada n’était pas terminée à l’époque – et les Israéliens ont craint que leur refus d’accéder aux demandes nationalistes des Palestiniens ne génère une frustration suffisamment puissante pour leur faire franchir la « ligne verte » et venir « infecter » les minorités arabes en Israël. Un nombre limité d’attentats mortels ici et là contre des Israéliens – à une tout autre échelle que celle qu’on allait connaître plus tard – a renforcé cette crainte. Cependant, aucune pression politique et morale populaire n’a pesé sur le gouvernement pour régler le problème de fond et considérer sérieusement la requête palestinienne. L’homme de la rue israélien s’est plutôt contenté de réaffirmer qu’il « ne voulait pas des Arabes chez lui ». Et ce qui est certain, c’est qu’aucune décision gouvernementale n’a été prise pour aborder cette question d’un point de vue politique.

Un afflux d’immigrés venus d’ex-Union soviétique a, par ailleurs, suscité des remous : l’opinion publique israélienne s’est inquiétée des chances d’insertion professionnelle des nouveaux arrivants et il est apparu logique qu’ils soient embauchés à des postes jusque-là occupés par des Palestiniens. Durant les trois années de la précédente Intifada – avec ses longs couvre-feux – les employeurs israéliens avaient appris, et notamment dans l’industrie, à remplacer leurs employés palestiniens par de la main-d’œuvre étrangère (Ariel Sharon, alors ministre du Logement, a encouragé son « importation »). De sorte que le bouclage aurait d’abord été perçu comme une mesure préventive pour contenir une éventuelle escalade des soulèvements palestiniens – mais pourvu que le bouclage soit possible du point de vue du marché du travail.

Avant les « années Oslo », Israël ne pouvait pas (comme il le fait aujourd’hui) négliger ou ignorer ses obligations de force occupante envers la population occupée. Il ne pouvait pas avoir recours aux méthodes employées au Liban pour « éradiquer la terreur » comme il le fait en ce moment même – 7 mars 2002 – dans les territoires occupés en bombardant les camps de réfugiés, multipliant les frappes aériennes et les attaques de ses blindés au sol, visant des civils pour attraper ou abattre des miliciens armés ou des activistes suicidaires potentiels, détruisant au bulldozer des centaines de maisons, défonçant de vastes étendues de terres agraires. Sa volonté de « contenir » le mécontentement grandissant ne pouvait pas encore, à l’époque, outrepasser les interdits posés par certaines conventions internationales. En outre, le contrôle militaire direct israélien sur des secteurs habités par des Palestiniens a naturellement limité l’accès des Palestiniens aux armes, aux munitions et freiné la prolifération des bombes et des roquettes de fabrication artisanale (ce qui n’était pas le cas avant l’instauration de l’Autorité nationale palestinienne). C’est d’ailleurs devenu un bon argument pour justifier aujourd’hui l’offensive contre toute la population tout entière et présenter la situation comme un état de guerre symétrique entre deux entités politiques – avec d’un côté l’Autorité palestinienne (l’agresseur) et de l’autre, Israël qui est obligé de se défendre.

Que le bouclage n’ait pas été desserré, au début des négociations de Madrid et d’Oslo, indique peut- être qu’il a très vite été perçu en Israël comme un bon instrument économique utilisable à des fins politiques. Affaiblir celui avec qui ont est sensé négocier procède d’une tactique logique. Dans les « années Oslo », en particulier sous Rabin et Pérès, le bouclage comme levier de pression économique sur l’Autorité palestinienne, a été utilisé de manière flagrante. « Vous arrêtez celui-ci ou celui-là et nous vous délivrons cinq mille permis de travail supplémentaires » faisait partie – c’était monnaie courante – de ces accords passés sous silence et qui ne figurent dans aucune procédure de négociations. Ou bien encore : « Vous vous conduisez comme il faut, vous acceptez notre échéancier (lent) et, en contre-partie, nous autorisons l’accroissement de vos exportations de légumes et nous vous laissons prendre livraison au plus vite de vos machines d’équipement lourd, commandées à l’étranger, qui passent par nos ports. »

Durant les premières années d’occupation, « l’ouverture des frontières » était perçue comme un instrument économique positif visant à contrôler et à ajuster les activités nationalistes palestiniennes. Croire que le bien-être économique personnel neutralise les aspirations nationalistes est une conviction typiquement colonialiste. Quand cela n’a pas marché, on a introduit un instrument économique négatif : le bouclage. Les conséquences sur l’économie des ménages ont été dévastatrices car, depuis 1967, Israël n’a permis le développement d’aucune infrastructure économique, ni dans la bande de Gaza ni en Cisjordanie. A l’inverse, on a assisté à ce que Sara Roy appelle le « dé-développement » de l’économie palestinienne. Si seulement le bouclage n’avait été un instrument qu’en période de négociations !

En 1991, sur fond de changement de la situation internationale et avec la fin du système bipolaire, Israël ne pouvait plus continuer son occupation directe sans être inquiété. Rétrospectivement, il apparaît évident que les responsables militaires et politiques ont cherché une forme élégante d’occupation. Après tout, l’occupation n’est pas nécessairement synonyme d’une présence militaire étrangère dans chaque ville, chaque village. L’occupation, c’est la capacité d’une puissance militaire étrangère à dicter et à limiter le champ de développement et le futur d’une communauté qui ne vote pas.

Progressivement, le but politique du bouclage est devenu – ou a été plus clairement perçu comme – le cloisonnement (sous un seul toit politique). Les espoirs de paix que la communauté internationale et les Palestiniens ont placés dans le processus d’Oslo leur ont brouillé la vue sur ce qui se passait réellement sur le terrain. Les effets secondaires indésirables du bouclage (décrits ci-dessus), les handicaps et les vacillements des structures politiques palestiniennes ont paralysé toute leur capacité à conceptualiser et combattre cet instrument de contrôle.

L’accélération des implantations de colonies dans les « années Oslo » n’est pas une erreur innocente, comme Yossi Beilin (un des architectes des accords d’Oslo) veut aujourd’hui nous l’expliquer. Elle consolide la création d’« un Etat dans un pays ». Les colonies lointaines de la vallée du Jourdain, le long de l’ex-« ligne verte » et limitrophes de villes et de camps de réfugiés palestiniens importants, ont étendu, de fait, l’Etat d’Israël et sa souveraineté sur tout le pays (du Jourdain à la mer). Les infrastructures israéliennes, les lois israéliennes, les impôts et les exonérations d’impôts israéliens, l’eau israélienne, les réseaux électriques et de téléphone israéliens, les subventions, les administrations et les écoles israéliennes. Dans ces extensions de l’Etat hébreu, les délégués israéliens bénéficient du libre accès à la terre, à l’eau et à l’espace.

A l’intérieur d’un réseau colossal de belles routes de contournement, un second « Etat » a le droit d’exister dans une série d’enclaves coupées les unes des autres, et éclaté dans une chaîne de mini- entités. Dans cet Etat, vit un autre peuple : il est régi par d’autres lois (une combinaison de décrets militaires israéliens et d’arrêtés dictés par la loi palestinienne elle - même sous le coup de la loi de l’arbitraire) et il demeure privé de l’accès élémentaire à la terre, l’eau et l’espace – par conséquent, un peuple dont on a réduit les possibilités de développement personnel et collectif.

Les dirigeants palestiniens, sous le charme des mauvais calculs de la politique israélienne et des avantages qu’ils pouvaient en tirer, n’ont pas contesté la création de l’Etat unique ; pas plus qu’ils ne se sont opposés au cloisonnement de la population (par le bouclage) en engageant une stratégie bien établie de résistance passive qui aurait attiré l’attention du reste du monde sur les conséquences du bouclage et du développement des colonies.

Dans les « années Oslo », le bouclage a cassé les relations entre la bande de Gaza et la Cisjordanie – créant, de fait, un mini-Etat gazaouite. En 1995, le gouvernement travailliste s’est figuré qu’Arafat finirait par accepter ce mini-Etat et serait d’accord pour repousser indéfiniment la création d’un Etat palestinien à la fois dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Mais là, l’Autorité palestinienne a tenu bon. En tant qu’instrument, le bouclage n’est pas parvenu à son but politique ultime : la légitimation palestinienne du cloisonnement de sa population.

A la date du 7 mars 2002, le bouclage a atteint des sommets : suite à une nouvelle attaque contre un barrage routier tuant sept soldats et trois colons, et suite à de nouveaux attentats-suicides en Israël, les Palestiniens n’ont plus du tout le droit de circuler en Cisjordanie. Trois millions de personnes sont détenues dans leur ville et leur village hermétiquement fermés. Pendant ce temps, tous les camps de réfugiés subissent de violentes attaques militaires.

Il semblerait qu’Israël ait espéré, pendant les « années Oslo » que la levée du bouclage et la suppression de ses effets secondaires indésirables finiraient par inciter les Palestiniens à adhérer à son projet de statut final. Le fiasco de Camp David a montré que les Israéliens s’étaient trompés. L’actuel resserrement du bouclage a été imposé dans l’intention de contenir les soulèvements palestiniens. Au lieu de cela, ils se sont transformés en une guerre impitoyable entre l’une des plus puissantes armées du monde et une armée de volontaires suicidaires. Le bouclage et l’état de siège constituent à eux deux un instrument auquel il est difficile de s’opposer, le bouclage et l’état de siège versent aujourd’hui de l’huile sur le feu. Les Palestiniens ont de plus en plus recours aux actions meurtrières individuelles et aux attaques-suicides, soutenues par la grande majorité de la population palestinienne, amère et encagée.

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Amira Hass est la correspondante du journal israélien Haaretz dans les territoires occupés. Elle vit à Ramallah. Son livre Boire la mer à Gaza, Chronique 1993-96, a été traduit en français (Paris, La Fabrique, 2001).

Traduit de l’anglais par Nathalie Vailhen.