L'impasse coloniale d'Israël
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Loin d'être la cause originelle de l'impasse qui bloque actuellement le chemin vers la paix israélo-palestinienne, la politique du gouvernement établi par Ariel Sharon au lendemain de son élection en janvier 2001 en est surtout le révélateur et la confirmation éclatante. C'est que l'impasse a constitué le véritable horizon de la politique menée par les gouvernements israéliens successifs dès le lendemain de l'accord d'Oslo signé à Washington le 13 septembre 1993. L'élection de Sharon n'a fait qu'arracher les voiles de mensonge qui recouvraient les panneaux de signalisation balisant le chemin qu'on nommait processus de paix. Ces panneaux avertissaient : « attention impasse » ou « attention précipice », mais rares, parmi les Israéliens, les responsables politiques occidentaux et les journalistes étrangers, étaient ceux qui étaient prêts à faire l'effort de scruter ces avertissements à travers l'habillage du mensonge ou de l'hypocrisie.

Les accords d'Oslo (c'est-à-dire la Déclaration de principes paraphée à Oslo en août 1993, et les lettres Arafat – Rabin échangées en septembre sur la reconnaissance mutuelle entre l'OLP et le gouvernement israélien) ont constitué, pour chacune des deux parties, un moment où une situation avec accord paraissait meilleure qu'une situation sans accord. Certes, on peut toujours discuter de la rationalité des motivations des dirigeants quand ils évaluent les gains et les pertes d'une situation hypothétique à venir, quand ils sautent le pas et signent un accord ; on peut toujours dire, en particulier, que les Palestiniens n'ont pas bien négocié à Oslo et auraient pu y obtenir un texte plus favorable. Mais il n'en demeure pas moins que, quels soient les calculs, les erreurs, la subjectivité des uns et des autres, les accords d'Oslo ouvraient, selon leur lettre et leur esprit, la (longue) voie à un traité de paix possible, et cela pour la première fois dans l'histoire des relations conflictuelles palestino-israéliennes.

Il est utile de rappeler les principes et l'esprit d'Oslo : la reconnaissance mutuelle entre les deux peuples, la représentativité de l'OLP, la mutualité des droits, la volonté de résoudre tous les problèmes séparant les deux parties par la négociation, l'applicabilité de la résolution 242 du Conseil de sécurité, l'idée que les arrangements qui seront agréés durant la période transitoire de cinq ans ne portent pas préjudice aux positions des parties concernant le statut définitif, l'obligation de résoudre dans le cadre des négociations sur le statut définitif les questions essentielles restées en suspens, telles que les réfugiés, Jérusalem, les colonies, les frontières et l'eau, l'idée que les deux parties doivent s'abstenir de prendre des mesures unilatérales qui anticipent sur l'issue des négociations, la justification que la période transitoire a précisément pour objectif de promouvoir la confiance mutuelle et de permettre aux deux parties d'être plus à même de négocier les questions essentielles, l'affirmation que la Cisjordanie et la Bande de Gaza constituent une unité territoriale dont l'intégrité sera préservée durant la période transitoire, l'établissement d'une Autorité centrale palestinienne à travers des élections démocratiques, la reconnaissance que cette Autorité jouira des trois pouvoirs et exercera ses compétences sur la Cisjordanie et Gaza (à l'exception des zones liées aux questions qui doivent faire l'objet de négociations sur le statut définitif).

Du point de vue israélien, une lecture des accords d'Oslo selon leur esprit véritable, selon les règles de la bonne foi et l'intérêt bien compris d'Israël, signifiait que la colonisation devait être non seulement gelée, mais aussi délégitimée (encourageant et compensant déjà les colons qui étaient prêts à évacuer leurs résidences dans les colonies), que la sécurité devait être comprise dans son acception politique la plus large (l'idée que la sécurité de l'Israélien ne pouvait se fonder sur l'insécurité du Palestinien), que les dividendes politiques, économiques et psychologiques du processus de paix devaient être distribués au plus tôt tant aux Palestiniens qu'aux Israéliens, que les Palestiniens avaient, dans la perspective d'une paix israélo-palestinienne définitive, déjà payé le prix fort en reconnaissant l'Etat d'Israël sur 78 % de la Palestine mandataire, qu'il ne fallait pas pousser son avantage trop loin en comptant sur la suprématie militaire, qu'il fallait clore la négociation sur le statut définitif avant que la conjoncture palestinienne, arabe et internationale extrêmement favorable, ne se modifie. En revanche, une lecture israélienne des accords d'Oslo selon le rapport de force compris dans sa dimension militaire étroite, impliquait qu'Israël n'avait signé les accords que parce que l'armée d'occupation trouvait, depuis l'Intifada, trop coûteuse la gestion de la vie quotidienne des Palestiniens dans les centres urbains de Cisjordanie et de Gaza, qu'il lui fallait se retirer de ces centres au profit d'une Autorité qu'elle rendrait responsable de ce qui s'y passe, qu'il lui suffirait de tenir les axes routiers autour de ces centres urbains afin de contrôler les déplacements des Palestiniens et de leurs biens, qu'en contrepartie des retraits (ou redéploiements) hors des espaces à forte densité palestinienne, il lui serait plus facile de conquérir l'espace restant en y consolidant les colonies, en en construisant de nouvelles (surtout à Jérusalem-Est et dans ses environs), en maillant cet espace par un réseau routier qui prolongerait sans discontinuité celui du territoire israélien et isolerait les îlots d'habitat palestinien ou endiguerait leur extension, qu'il ne fallait rien rendre aux Palestiniens à moins que la conjoncture (et non les dispositions des accords) n'y obligent et, enfin, que les structures de l'OLP, dès qu'elles se seraient établies en Cisjordanie et à Gaza, auraient à passer et repasser sous les fourches caudines israéliennes et ne seraient plus en mesure de rejeter quoi que ce soit des offres israéliennes sur le statut définitif.

Confrontés à ces deux lectures possibles des accords d'Oslo, ou plutôt à l'alternative de deux conduites possibles, Yizhaq Rabin inaugura, immédiatement après la signature de la Déclaration de principes à Washington, le 13 septembre 1993, les mécanismes et les politiques qui indiquaient que c'était la deuxième lecture qui allait prévaloir. Ainsi, c'est à l'armée israélienne que Rabin recourut pour poursuivre la négociation de détail avec la partie palestinienne : remplissant consciencieusement leur tâche, les militaires s'appliquèrent à militariser toutes les facettes de l'accord du Caire (sur le retrait de Gaza – Jéricho, mai 1994) et de Taba (extension des compétences de l'Autorité palestinienne aux villes de Cisjordanie, septembre 1995). Leur plus belle invention fut d'imaginer la division des territoires palestiniens en trois zones, certes susceptibles d'évoluer au cours du processus mais extrêmement précises à chaque moment (A sous contrôle palestinien, B sous compétence administrative palestinienne et contrôle de sécurité israélien, C sous contrôle exclusif israélien) et de telle sorte que les zones A (18 % de la Cisjordanie en 2000) et B (22 %) d'une part, et la zone C (60 %) d'autre part, n'obéissent à aucun parallélisme. Un voyageur palestinien partant de Jénine (zone A au Nord de la Cisjordanie) aurait à changer une cinquantaine de fois de zones afin d'atteindre Hébron (au Sud), mais un voyageur israélien (un colon par exemple) pourrait traverser la Cisjordanie du Nord au Sud, d'Ouest à l'Est, sans jamais sortir de la zone C (ou des zones israéliennes contiguës). Pour assurer la continuité territoriale de la zone C, pour s'assurer que les colons habitant les colonies les plus isolées puissent toujours circuler sans passer par les zones A ou B, chaque extension de ces dernières était accompagnée de la construction de routes de contournement.

En tant que simple technique militaire, cette cartographie israélienne avait déjà plusieurs implications pour les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Au lieu de les rendre à la vie civile après plus de 36 ans d'occupation, elle balisait leur paysage quotidien de nouvelles et innombrables marques militaires : miradors, barbelés, barrières, chicanes, cubes de béton, barrages volants... Au lieu de faciliter leurs déplacements quotidiens à l'intérieur de la Cisjordanie, entre la Cisjordanie et Gaza, entre chacune de ces deux régions d'une part et Israël, Jérusalem, l'aéroport de Tel Aviv, la Jordanie ou l'Égypte d'autre part, la nouvelle cartographie portait l'armée israélienne à multiplier les points de contrôle entre les zones A, B et C, et avec le territoire israélien, et à instaurer un système de permis des plus complexes (une vingtaine au moins de types de permis, selon le statut juridique, la fonction, la profession, l'âge, le statut marital, le sexe, le point de départ, la destination, la raison du déplacement, le moyen de transport utilisé, le passé du Palestinien...) dont la délivrance et la durée de validité étaient liées à la conjoncture et au bon vouloir de l'officier israélien en charge. Au lieu de faciliter leurs activités infrastructurelles et économiques, la cartographie israélienne interdit la connexion des multiples zones A et B entre elles (impossibilité de construire des réseaux routiers, électriques, téléphoniques, des sentiers agricoles, des canalisations d'eau potable ou des eaux usées), freina les investissements des Palestiniens en dehors des zones A, soumit leurs échanges économiques (entre la Cisjordanie et Gaza, et avec les pays tiers) à une série de tracasseries administratives, mais grâce à la continuité de la zone C, maintint le marché palestinien ouvert aux produits et services israéliens. Au lieu de faciliter leurs activités immobilières, la cartographie israélienne signifiait que les Palestiniens n'obtiendraient plus de permis de construire dans les zones sous contrôle israélien, que l'identification et la destruction de leurs maisons construites sans permis n'étaient qu'une question d'efficacité technique, que l'expropriation des terres pour la construction des routes de contournement n'était qu'un effet mécanique du découpage des zones.

On n'aura aucune hésitation à souligner le caractère pervers d'une rationalité instrumentale assistée par un système de communications électroniques, de bases de données informatisées, d'images fournies par les satellites ou les avions de reconnaissance, et induite par cette cartographie complexe qui, pourtant, ne concerne qu'un espace de quelque 5000 km2. On n'aura aucune hésitation, non plus, à souligner que si cette rationalité a pu se manifester avec autant d'efficacité et de continuité de 1993 à 2001, quels que soient les gouvernements en place, c'est qu'elle dérivait sans nul doute d'une vision politique globale, conforme à la deuxième lecture, c'est-à-dire consistant à ne pas se contenter d'endiguer, mais à conquérir ce qu'il est possible de conquérir. Et c'est à ce niveau que se situe la dimension la plus grave de la lecture israélienne des accords d'Oslo : la conquête par la poursuite de la colonisation à une échelle sans précédent, surtout à et autour de Jérusalem-Est. Si, après le massacre d'Hébron en février 1994 (où 26 Palestiniens furent assassinés par un colon), l'hésitation de Rabin à évacuer les 300 ou 400 colons de la ville impliquait qu'il ne les portait pas nécessairement dans son cœur, sa décision de ne pas les évacuer signifiait qu'un précédent ne devait pas être créé, que la consolidation et l'extension de la colonisation en d'autres lieux de la Cisjordanie ne devait pas être entravée. Plus tard, en juillet 2000, pendant qu'Ehoud Barak négociait à Camp David le statut définitif de la Cisjordanie et de Gaza, la colonisation se poursuivait sur le terrain. De 1993 à 2000, le nombre de colons en Cisjordanie a ainsi augmenté d'au moins 65 %. Si, depuis 1967, il y a eu une différence entre les travaillistes et le Likoud, elle ne concernait pas le principe même de la colonisation des territoires palestiniens. Elle était relative au choix des espaces à coloniser, à la distribution des ressources à allouer à la colonisation et, surtout, à l'évaluation que chacune des deux formations faisait de la conjoncture internationale et du degré de permissivité de cette conjoncture. C'est dire que la communauté internationale, et en particulier les États-Unis et l'Europe, ont porté et portent encore une grave responsabilité dans ce domaine.

Si la conduite israélienne, conformément à la deuxième lecture des accords d'Oslo, était en continuité avec la politique traditionnelle de conquête du maximum de territoire palestinien, elle manquait de réalisme sur deux points : la dynamique de la situation sur le terrain ; la possibilité de l'acquiescement palestinien. En se résignant à sortir des centres urbains du fait de la leçon qu'elle avait tirée de la première Intifada, l'armée d'occupation ne pouvait empêcher la transformation de ces centres en territorialités palestiniennes quasi-souveraines. Certes ces territorialités étaient parcellisées et assiégées, mais précisément, c'est le fait que les zones A quasi-souveraines aient été parcellisées et assiégées par la zone C qui a fait monter la contradiction jusqu'à l'explosion. Si les mesures israéliennes décrites plus haut (militarisation, système de permis, entraves à la construction de réseaux infrastructurels palestiniens, routes de contournement, système de surveillance) étaient un effet mécanique de la cartographie israélienne de l'après-Oslo, l'explosion était, elle aussi, inscrite dans la dynamique de la contradiction croissante entre cette cartographie assiégeante et les parcelles de territorialité palestinienne.

L'arrogance de la supériorité militaire qui a dû porter les responsables politiques et militaires israéliens à ignorer ou du moins à minimiser la possibilité et la signification de la dynamique de l'explosion, les a aussi portés sans nul doute à croire que les dirigeants palestiniens n'avaient d'autre choix que d'acquiescer à tout ce qui leur était offert. Il est vrai que l'OLP s'était résignée en novembre 1988 à accepter la résolution 242 (qui ignore la question palestinienne et ne traite les Palestiniens que comme réfugiés) sans contrepartie israélienne et, en septembre 1993, à reconnaître l'État d'Israël, dans le cadre de la reconnaissance mutuelle, sans obtenir en échange une reconnaissance israélienne d'un État palestinien à établir dans les frontières du 4 juin 1967. Mais c'est cette asymétrie de départ, jointe au comportement israélien depuis septembre 1993, qui a porté les Palestiniens, non seulement parmi les forces d'opposition, mais aussi parmi les plus chauds partisans des accords d'Oslo, à ne plus accepter moins que ce que leur reconnaît la légalité internationale (retrait total des territoires occupés en 1967, y compris Jérusalem-Est, solution du problème des réfugiés), légalité qui est, déjà, bien en deçà des principes de justice. Si la position palestinienne au sommet de Camp David en juillet 2000 et la deuxième Intifada déclenchée deux mois plus tard ont déjà servi à quelque chose, c'est de signaler aux Israéliens et à la communauté internationale que les Palestiniens n'avaient pas prononcé pas des slogans vides quand ils avaient répété que leur objectif politique demeurait l'application intégrale du droit international.

Pour les Palestiniens, l'élection d'Ariel Sharon crée sans nul doute des difficultés, des souffrances nouvelles, mais ne change pas fondamentalement les données pour la réalisation de leur objectif. Ce qui se passe en fait, c'est que, en élisant Sharon, les Israéliens n'ont rendu que plus aiguë l'impasse de la politique menée par leurs gouvernements depuis 1993. Israël a perdu une occasion en or en 1993 par la faute de ses dirigeants. Aujourd'hui, la seule issue militaire à la confrontation larvée, c'est pour l'armée israélienne de réoccuper les zones A, mais pour faire quoi le lendemain ? L'issue ne peut être que politique et conforme au droit, mais comment en convaincre l'armée la plus puissante du Proche-Orient et une opinion publique israélienne laminée par l'arrogance de ses dirigeants ?  Seules l'Europe et la France, si seulement elles faisaient preuve d'audace (dans l'initiative) et de réalisme (dans la vision), seraient capables de faire sortir Israël de l'impasse coloniale dans laquelle il se trouve.